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Cette opposition est déjà inscrite dans le sous-titre du film « Détruire ; construire ». Car son sujet même repose sur ce paradoxe : les travailleurs syriens réfugiés au Liban construisent des immeubles et des grattes ciels alors que leur pays tombe en ruine, ils se retrouvent sur ces chantiers d’une ville en pleine reconstruction, alors que les bombes continuent à réduire en cendres leurs maisons, leurs villes. De ce paradoxe initial, émane une force tragique, qui nous renvoie à l’absurde de cette guerre en Syrie qui a détruit tant de vies, et que le cinéaste explore à travers un jeu formel sur la matière. Le film est presque entièrement fait de plans sur l’un de ces chantiers qui pullulent dans Beyrouth et les hommes qui y travaillent : grues qui s’élèvent, mains qui manient le mortier et les instruments, image du fer qu’on tord, du ciment qu’on malaxe, des plans qui sont d’une beauté esthétique époustouflante, comme des tableaux qui magnifient la matière première pourtant laide et triviale. Mais « Taste of Cement » n’est pas seulement un exercice de style, une forme novatrice mais vaine. La force de son propos est de dessiner, à travers les images des objets et celles des gestes quotidiens de ces travailleurs, un portrait de la perte, de l’irrémédiable destruction qui a broyé les vies de milliers de Syriens et les a forcés à l’exil.

Bien que la majeure partie des plans soit concentrée sur les objets et sur les choses, l’être vivant devenant presque une composante de cette matière inorganique, « Taste of Cement » est en fait un film très intérieur, qui nous fait rentrer dans le vécu intime de ces hommes qui font face à l’exil. La voix off aide à plonger dans cette intériorité : voix qui raconte des rêves, qui convoque des souvenirs, qui raconte un monde enfoui ou perdu, qui dit la douleur de la perte et l’illusion d’un avenir, voix off qui dessine les contours de cette douleur intérieure, mêlée à la matérialité d’un présent fait de gestes répétitifs et monotones. L’intériorité se dessine également à travers les surcadrages : souvent, la caméra est tapie à l’intérieur du bâtiment, comme dans un antre où elle voit se dessiner la silhouette des travailleurs qui s’affairent. L’intériorité est également l’effet de ce tour de force du reflet des choses dans les regards des personnages. A deux reprises, le cinéaste cadre en plans très serrés les yeux de ces travailleurs, dans lesquels on voit se refléter les images du chantier, ou bien celles de la guerre qu’ils regardent sur un écran de télé ou sur leur téléphone portable. Il y’a ainsi une coalescence entre les choses et leur reflet dans les regards.

Le film explore la matière sous toutes ses formes, comme si le ciment devenait la métaphore de l’existence humaine. Elle est d’abord en état brut, avec ces plans d’une carrière rocheuse sur lesquelles s’ouvre le film. La matière est également mise en forme, travaillée : gros plans sur le ciment qu’on remue, qu’on malaxe ou étale ; sur le fer tordu qu’on utilise pour construire les piliers des bâtiments, sur la tôle. On a la matière pulvérisée, détruite, avec ces images d’archives des villes Syriennes entièrement saccagées, dont les bâtiments sont troués par les bombardements, révélant des carcasses de ferrailles et du béton en amas. Mais le cinéaste ne s’arrête pas là et nous donne à voir une autre forme de la matière, celle en pleine décomposition, dans les entrailles de la mer. Dans l’une des séquences, il y’a un montage alterné entre images du chantier, une grue en mouvement, les travailleurs qui forent, qui martèlent le fer, et les images d’archives filmées de l’intérieur d’un tank qui avance dans une ville détruite, o l’on voit cette même matière pulvérisée, redevenir un tas de ferrailles qui s’amoncellent, et où l’on devine les vies broyées dans le cœur de cette matière détruite. C’est dans cette séquence que l’intention politique mais aussi philosophique et esthétique du film est la plus claire : montrer à travers la matière la fragilité du destin humain, le retournement des situations, le basculement de la vie à la mort. Dans cette séquence de montage alterné, on est confronté à cette violence politique qui s’immisce dans les vies et la matière. Le sous-titre du film, « détruire, construire », prend alors tout son sens. Mais ce n’est pas un sens uniquement politique. C’est toute la condition humaine qui est prisonnière de cet état de fait. Des rochers que la caméra scrute dès le début du film, à l’épave du tank englouti par la mer, survivance sans doute d’une autre guerre meurtrière, celle du Liban, en passant par le béton, le fer, le ciment, nous aurons fait un voyage dans l’histoire des hommes qui est intimement liée à l’histoire des constructions, des villes et des bâtiments.

Cette fragilité, cette exposition au retournement des situations, au basculement d’un état à un autre, est métaphorisée dans la séquence filmée dans un camion malaxeur : la caméra, placée sur l’une des parois de la bétonnière, ne cesse de tourner avec le mouvement régulier et implacable de la machine, renversant l’ordre du monde. Comme dans une ronde, les choses stables vacillent et tanguent : on était au-dessus de la terre il y’a quelques heures ; on retourne aux entrailles le soir tombé, les choses s’inversent, se renversent, mutent dans un perpétuel mouvement, qui semble sans fin. Ce vacillement vertigineux a quelque chose d’universel : au-delà de la vie de ces travailleurs syriens au Liban, inscrits dans un espace-temps très particulier, le film rejoint quelque chose de plus philosophique, qui traite de la condition humaine plus générale. Ces villes dans lesquelles nous vivons, qui abritent nos désirs et nos peurs, sur les fonds desquels se joue notre théâtre intérieur, peuvent se transformer d’un jour à l’autre en ruines informes. En scrutant chaque composante de ces bâtiments, en filmant le moindre boulon, la plus petite composante, et en le mettant en parallèle avec les images atroces de destruction, le cinéaste nous plonge au cœur de cette matière chaotique et de ces vies éclatées, et nous fait ressentir avec plus de force le tragique passage d’une vie quotidienne paisible à ce moment de basculement dans l’horreur. Dans le croisement des lignes, dans le parallélisme des formes et des plans, ceux d’une grue mouvante et ceux du canon d’un char d’assaut avançant dans une ville détruite, il y’a une boucle dessinée par le montage, qui est à la fois géographique et temporelle.

Les images d’archives que Ziad Kalthoum utilise à un moment charnière du film, images atroces filmées par les casques blancs syriens après un bombardement, interviennent comme un choc, comme un rappel de la réalité de la guerre dont nous n’avons perçu jusque-là que des fragments. Dans la majeure partie du film, nous étions au cœur de la matière à composer, à la fois par les travailleurs qui construisent bout à bout, pièce par pièce, un bâtiment, et par le cinéaste qui construit aussi, plan après plan, un film comme un patchwork d’images. Mais cette construction savante, si équilibrée et cadrée, est soudain pulvérisée par les images du charnier. Nous sommes alors au cœur de ce béton broyé, de ce ciment défait, et sous les gravats, les corps déchiquetés, les cris, le démembrement. Images d’autant plus terribles que la composition très soignée qui précède, l’absence de heurts, de dialogues aussi, avait créé une impression d’abstraction, quelque chose de désincarné et de conceptuel.

La force terrible du film nous a enchaîné à sa poésie urbaine, à son parti pris des choses, à son portrait en creux de la perte, de l’absence. En quittant la salle, j’ai eu l’impression que le film continuait, que sur ma rétine aussi pouvait se voir le reflet du film, comme la continuité de la même boucle, à l’infini