Tout commence en 2008, quand le ministère de la santé de Ben Ali fait un concours de recrutement d’interprètes suite à la demande des associations des personnes sourdes. Ainsi, trois interprètes sont embauchés et commencent à travailler dans 3 hôpitaux du grand Tunis. La cause des personnes handicapées est alors utilisée pour redorer le blason du régime. La manœuvre politique se confirme dans les responsabilités qui leur sont confiées: la population sourde ne bénéficie pas des services de ces 3 interprètes. D’ailleurs, ces derniers perdront avec le temps leurs compétences linguistiques inexploitées.
Au cours de cette même période, un groupe d’étudiants de la Faculté de Médecine de Tunis a initié un club pour l’apprentissage de la langue des signes tunisienne (LST), dans une approche plus culturelle que revendicatrice. Ces cours ont eu lieu pendant 3 ans dans le cadre d’une convention entre l’Association Voix du Sourd Tunisie (AVST) et la Faculté de Médecine de Tunis. Le niveau atteint n’était pas élevé mais plusieurs étudiants devenus de jeunes médecins ont été sensibilisés aux besoins de la population sourde et motivés pour une utilisation professionnelle de la LST. Deux années après le début de la collaboration entre l’AVST et la Faculté de Médecine de Tunis, l’association lança des actions de prévention contre le cancer visant les femmes sourdes ainsi que la formation de pairs sourds.
Les sourds se révoltent contre la marginalisation
Au moment de la révolution tunisienne, faute d’accès à l’information, les personnes sourdes n’ont pas réalisé qu’une grande mouvance avait lieu dans le pays. Une réflexion sur les droits et la citoyenneté a été mise en avant par les sourds actifs dans la société civile. Dans un élan révolutionnaire, une ivresse du tout possible a permis d’amorcer une nouvelle dynamique. Cette révolution vécue en décalé les a poussés à repenser cette citoyenneté tant réclamée mais immatérielle, pour ne pas dire inexistante dans les faits. Les personnes sourdes n’étaient pas seulement muettes, elles étaient aussi invisibles. L’ancien système avait exploité leur cause politiquement en leur promettant des services mais n’a réellement rien changé dans leur quotidien.
En 2012, les sourds ont mis en avant la question de l’accès aux soins en langue des signes comme une question prioritaire. Ils ont organisé une semaine de conférences et réflexions sur ce thème en invitant Sources (association à l’origine de la création de la première consultation en langue des signes à La Salpêtrière – Paris en 1995). Une année après, ont commencé les premières réflexions communes entre la Faculté de médecine de Tunis, l’AVST, la Direction régionale de la Santé de Tunis, Sources et Handicap International sur un service de santé inclusif pour les personnes sourdes. Suite à cela, les premières séances de sensibilisation sur divers sujets liés à la santé ont été lancées par l’AVST avec la collaboration d’un médecin pratiquant la langue des signes. Cette activité a permis de découvrir que la langue des signes tunisienne n’est pas assez riche et que les personnes sourdes avaient de grandes lacunes par rapport à des connaissances qui pourraient être jugées comme basiques chez le reste de la population à cause de leur inaccessibilité aux informations orales et écrites. Il ne fallait pas uniquement assurer un accès aux services, il fallait également enrichir la langue des signes pour faire exister les choses méconnues, recréer ce qui existe déjà mais le faire en langue des signes et par les personnes sourdes. Au cours des élections présidentielles de 2014, les candidats à la présidence avaient tous signé le pacte pour les droits des personnes handicapées, annonçant ainsi leur engagement pour améliorer l’accès de cette partie de la population aux droits les plus élémentaires. Il s’en est suivi un recrutement de 2 ou 3 interprètes dans des centres sanitaires inconnus mais ce fut dans des circonstances floues et la population sourde n’était pas au courant de ces nouvelles dispositions. Ces interprètes qui ne sont pas en contact avec les patients sourds, se retrouvent à l’instar de leurs collègues recrutés par l’ancien régime à faire des tâches administratives. En somme, un cercle vicieux.
En janvier 2016, la direction régionale de la Santé de Tunis a proposé l’ouverture de la consultation pilote au Centre de santé de base (CSB) de Djebel Lahmar à Tunis. Deux mois après, une permanence médicale avec la possibilitéd’utiliser la langue des signes tunisienne en collaboration avec l’interprète recrutée en 2008 à l’hôpital Charles Nicolle a débuté les samedis matin au sein du CSB. D’autre part, les membres de l’AVST ont commencé à enseigner les bases de la langue des signes tunisienne à l’équipe soignante qui a adhéré au concept et à l’interprète qui avait besoin d’une remise à niveau de ses compétences. Ainsi, est commencé un projet petit mais ambitieux : la première et la seule consultation en langue des signes dans la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Un mois après le lancement du projet, deux journées d’étude et de réflexion sur ce projet pilote ont été organisées avec la collaboration de la direction régionale de la Santé de Tunis, Sources, l’AVST et Handicap International. Ces journées ont également impliqué le personnel soignant du CSB Djebal Lahmer dont la participation était précieuse. En Octobre 2016, un sourd tunisien a participé à l’atelier international de médiateurs sourds organisé par Sources à Aix Marseille Université. En Novembre 2016, un financement de 12000 dinars a été obtenu de la part du Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’ambassade de France en Tunisie au bénéfice de l’AVST, permettant de renforcer la mise en place du projet en intégrant une interprète en LST qui allait faciliter le déroulement des consultations qui n’étaient plus limitées aux samedis mais qui pouvaient avoir lieu au cours de la semaine.
L’état des lieux… un long chemin à parcourir
Une année après, ce centre de soins de base a acquis la capacité d’offrir plusieurs services : consultation de médecine générale, consultation par une sage-femme, vaccination, infirmerie, pharmacie, orthophonie, kinésithérapie, psychologie. Ces services ne sont pas actuellement tous utilisés par les patients sourds faute d’interprète disponible. Il existe également une unité régionale de réhabilitation (URR) attenante au CSB. Le médecin responsable de l’URR assure le suivi pour l’établissement et le renouvellement des cartes d’handicap. Or, les sourds qui consultent au CSB Djebal Lahmer viennent de quartiers éloignés. L’indication de l’adresse et du trajet à suivre pour consulter étaient et restent encore un défi pour les personnes sourdes. Des vidéos explicatives ont été réalisées par l’AVST mais la diffusion reste insuffisante. Un système d’accompagnement par des volontaires de l’AVST a donc été mis en place afin de guider les patients jusqu’au CSB. Faute de volontaires, cet accompagnement n’est malheureusement pas toujours disponible. Suite aux consultations de médecine générale, il y a parfois un besoin d’investigation ou de soins complémentaires, pour lesquels les sourds sont adressés aux structures correspondantes (Centres hospitaliers universitaires) et généralement accompagnés par l’interprète. Les principales demandes étaient des bilans biologiques, radiologiques et des consultations spécialisées telles qu’en dermatologie ou pneumologie. L’évaluation du travail de la Consultation pilote en langue des signes après une année révèle qu’aucune maladie grave n’a été diagnostiquée mais qu’elle a permis des dépistages d’anémie, dépistage et mise sous traitement diabète et d’hypertension artérielle.Un enfant entendant de parents sourds a bénéficié d’un soutien éducatif et plusieurs sourds sont venus faire établir leur carte d’handicapé. Sur une année, 56 personnes sourdes ont consulté. Ce chiffre paraît faible mais avoisine celui observé lors de la première année en 1995 à Paris et en 2012 en Uruguay.
La prise de conscience de la part des personnes sourdes, que se soigner dans sa langue est possible, a toujours été une révélation. Lorsque les soins sont linguistiquement accessibles et visibles dans une zone, les consultations dans d’autres villes démarrent beaucoup plus rapidement. Par ailleurs, la difficulté de la diffusion de l’information au large public sourd et surtout le fait que l’AVST soit une association qui vise une population jeune a créé un biais de sélection : les patients qui consultent sont majoritairement jeunes et la population jeunes de par le monde reste peu demandeuse de soins. Le nombre de personnes potentiellement locutrices de la langue des signes est de 0,13 % de la population dans les pays où il n’y a pas une pathologie infectieuse infantile. On peut ainsi, estimer la population cible autour de 12000 en Tunisie. Lors d’une évaluation en France au bout de 10 ans, on estimait la demande de consultations en langue des signes à un sourd adulte sur quatre. Actuellement, on approche un sourd sur deux après 22 ans avec un système composé de vingt unités de consultation sur tout le territoire français et un total de 15000 patients. Le développement en Tunisie est imprévisible pour cette activité novatrice, mais on pourrait s’attendre à 200 à 250 patients par an, dans les 3 ans à venir. On note également à la consultation de Tunis, une plus grande proportion d’hommes que de femmes parmi les consultants, une tendance à l’inverse de celles connues par d’autres pays.
Même si ce projet semble de petite envergure avec peu d’impact aujourd’hui, il a néanmoins des atouts indéniables ; les moyens matériels sont modestes mais la chaleur humaine et l’engagement sont remarquables. La bonne ambiance de travail permet que lors de l’absence du médecin volontaire responsable de l’activité, un autre médecin prend le relais. On a noté un engagement très important de toute l’équipe. Le cours de langue des signes est réclamé par toute l’équipe soignante, cet enseignement permet la valorisation de la culture sourde mais crée également une dynamique collective constructive. Ce projet permet également à l’AVST, un apprentissage de terrain de la collaboration avec un vis-à-vis institutionnel, une nette acquisition d’autonomie ainsi qu’une réelle mobilisation de nombreux membres volontaires pour accompagner les consultants et participer aux actions de prévention. En quelques mois, l’association est devenue capable de gérer des contacts avec les bailleurs de fonds, les responsables ministériels, la rédaction et la proposition d’une convention avec le ministère de la Santé, mais également de produire et diffuser des supports vidéo, établir des bilans…etc. Grâce à la collaboration avec la direction de la médecine scolaire et universitaire (DMSU) et vu que la population cible de l’association se compose en majorité de jeunes scolarisés, ce projet a été inséré dans l’action de prévention de la DMSU. Via la composante sensibilisation santé, une collaboration avec d’autres associations thématiques a vu le jour, l’AVST collabore désormais avec l’ATIOST avec l’aide de la DMSU pour des sensibilisations des jeunes sourds sur l’infection VIH et les addictions.
La pérennisation du dispositif est l’objectif central. La signature tant attendue de la convention entre le ministère de la Santé et l’AVST est la première étape de reconnaissance officielle de l’accès aux soins des sourds comme une question de santé publique. Entre temps, la poursuite des activités reste dépendante de la recherche de fonds et de bailleurs de fonds intéressés par la thématique. Le chemin déjà parcouru est satisfaisant mais l’atteinte de cet objectif nécessite encore des efforts ainsi que l’implication du ministère de la Santé dans le cadre de ce projet mais également des autres ministères.
Bonjour, la LST est-elle différente des LS algérienne et marocaine ? Dans l’affirmative quels lien pour trouver l’alphabet ? Merci
bjr ou je peut apprendre LST a tunis comme formation !!!