Le film met en scène Dunia (Hanane Turk), Inayate (chauffeur de taxi) et Arwa (professeure de littérature). Des femmes en lutte contre le joug d’une société qui contrôle (mutile ?) leur corps pour éteindre leur agir (si agir il y a !). La jeune femme âgée de 23 ans prépare une thèse sur le plaisir dans la poésie soufie, sous la direction d’un professeur amoureux des belles lettres et des arts. Elle se destine, sur les pas de sa mère disparue, à la danse orientale. Poésie et danse seront, pour elle, la voie pour retrouver et se réapproprier sa propre voix de femme. Ses armes : la danse, autrement la mystique du corps et la poésie soufie, aujourd’hui tombée dans les oubliettes parce que soupçonnée d’obscénité. Le but étant de secouer les consciences et de traduire le malaise de son être dans une langue compréhensible d’abord par elle-même, et ensuite par son entourage manifestement sourd. Cette langue serait celle de la poésie et du corps. « Je n’ai jamais vu mon corps. La première fois où j’ai vu un corps de femme nue c’était il y a deux ans, dans un film français», confesse Dunia, l’étrangère à elle-même, mais aussi à tout ce qui l’entoure.
Si le film a provoqué une controverse, c’est parce qu’il est indirectement politique. D’abord, il s’intéresse à la sexualité féminine en dénonçant l’excision : sujet très sensible en Égypte et « point d’orgue du film » selon les propos de la réalisatrice. Interdite dans les hôpitaux en 1997, l’excision reste pratiquée. Jocelyne Saab affirme que, dans son film, elle en parle « d’une manière très détendue et subtile » non sans évoquer « les traumas liés à l’excision et le manque de sensibilité». Ce faisant, elle remet en cause la répression de la femme dans la société arabe. Ensuite, J.Saab situe l’action au moment où les Mille et une nuits ont été interdites par les oulémas pour « pornographie ». D’emblée, le film a déjà de quoi (dé)ranger la société égyptienne. L’héroïne est le symbole des valeurs traditionnelles de la civilisation arabe : la mystique du corps et la sensualité.
L’initiation à la vie passe par le professeur Beshir, interprété par le chanteur Mohamed Mounir appelé « la voix de l’Egypte » qui nous rappelle sans doute les personnages de Najīb Mahfoudh que pleure l’Égypte deux mois avant la sortie du film. C’est un quinquagénaire, professeur de lettres, penseur soufi et exégète des Mille et Une Nuits. Fervent défenseur du classique oriental, il a été attaqué dans la rue. Une agression qui lui coûtera la vue. Beshir, le professeur éclairé désormais aveugle a besoin des mots pour apprivoiser le monde. Dunia, quant à elle, il lui faut la danse et la poésie soufie pour se comprendre et se faire entendre.La réalisatrice témoigne d’une volonté de renouveler le film musical. Ainsi, assiste-t-on à un mixage des genres musicaux : des mélodies orientales, de la pop arabe et des influences occidentales. Walid Aouni, le chorégraphe, a mélangé le ballet moderne, les techniques soufies et les éléments de la danse du ventre. Il s’agit donc, pour J. Saab, de réhabiliter la danseuse orientale et par extension le patrimoine malmené par certains anti-intellectuels.
Danser de et avec sa peur
Jeune, belle et rebelle, Dunia suit des cours de danse parallèlement à ses études durant lesquels elle s’abandonne à une sorte d’extase spirituelle devant le portait de sa mère disparue, Ousta Asma. Néanmoins, par-delà l’émerveillement de la musique,c’est la peur qui rythme tout. Elle danse avec sa crainte (la danse n’est pas bien réputée), lit dans la frayeur (les mots sont dangereux, défendre un texte peut entraîner la cécité comme ce qui est arrivé à Beshir, le professeur). Elle pose aussi la question qui pourrait faire peur : la femme arabe. Systématiquement vêtue en rouge : couleur de vie mais aussi de sang, Dunia est dérangée et elle dérange !
Femmes du Caire quittant leur appartement
Avec Dunia, J.Saab se propose d’interroger la figure féminine, d’en cerner les contours et d’en étudier les différentes configurations. Pour ce faire, elle recueille, transcrit la parole des femmes et fabrique des récits en convoquant des voies qui ne chuchotent pas mais qui crient, espérant « une libération concrète et quotidienne des femmes[1] ». Le film aborde brillamment le poids des clichés que traînent les femmes cairotes avec elles. On les voit quitter leur foyer et sortir travailler ouvrant des espaces libres qu’elles se battent pour occuper. Se pose également la question du rapport de l’individu (la femme) à la collectivité qui se veut déterminante de sa vie. Inayate, par exemple, est sous le contrôle permanent de sa belle-mère qui pilote tout jusqu’à la chambre conjugale. C’est elle également qui fera venir une daya (une sage-femme traditionnelle) pour l’excision de sa petite-fille, Yasmine. À cela s’ajoute la nature de son métier, Inayate conduit un taxi et subit quotidiennement l’hostilité d’une rue qui ne veut pas d’elle. Ces récits de femmes s’étagent en tiroirs pour dire ce qu’être femme pourrait signifier hors des stéréotypes de genre. Elle-même excisée, Dunia avoue à ses deux confidentes Inayate et Arwa : « j’ai envie mais mon corps dit non » en se lamentant de son mari, Mamdouh, qui lui reproche sa froideur. La résistance d’Inayate, qui refuse de faire exciser Yasmine, sa fille de 7 ans, s’avère malheureusement vaine. Sa belle-mère fait tout pour convaincre la fillette. Dunia l’a surprise dire à la petite « Ce n’est rien, juste une petite coupure, après ça tu seras une femme respectable » et elle fait venir une exciseuse en cachette. Après l’opération pratiquée à l’insu d’Inayate, Dunia s’indigne face à la vieille femme : « Tu croyais la protéger en faisant ça mais tu l’as égorgée, tu l’as éteinte ! »
La censure, une excision mentale ?
On le sait, les Nuits ont été interdites et retirées de la vente en 1987 ce qui a mis un point final deux millénaires de la voix conteuse en mouvance. En effet, « le tribunal des affaires de mœurs du Caire a ordonné la confiscation de la version non expurgée des Mille et Une Nuits dont 3500 exemplaires avaient été saisis en février et en mars… Le parquet avait demandé que l’ouvrage soit ‘brûlé sur une place publique’. Dans son réquisitoire, le procureur avait accusé le grand classique oriental, d’être ‘immoral et anti-islamique’. Des intellectuels égyptiens s’étaient élevés contre ‘la confiscation par la police de la liberté d’expression[2] ».
On ne peut entendre dans ce silence régi par la loi et cette triste fin de Shéhérazade qu’une menace réelle autant pour la liberté d’expression contemporaine que pour le patrimoine culturel. D’ailleurs, l’interdiction de ce texte ne peut que démontrer « combien ces contes semblent porter en leur sein quelque chose, de dérangeant, de subversif, peut-être même d’intolérable [3]».
«Ils ont excisé mon film[4]», s’indigne la réalisatrice contre la déprogrammation et la censure de son film la veille de sa sortie en Égypte. Les taxes professionnelles impayées par la production en sont la cause apparente sauf que pour J. Saab ce n’est qu’un énième prétexte pour empêcher le tournage du film. Rappelons que la réalisatrice a dû aménager son scénario. La scène suggestive consistant en une focalisation sur une serviette maculée de sang et d’un rasoir déballé par une exciseuse a été coupée pour que le film puisse voir le jour. Le film de J.Saab a le mérite d’ouvrir le livre des tabous et de toucher par là même à l’intouchable. Il tient aussi ses promesses non seulement parce qu’il bouleverse la société égyptienne en donnant une voix aux subalternes mais surtout en faisant de la parole un lieu de résistance qu’il faut protéger et faire (sur)vivre !
[1] Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Albin Michel, 2002, p. 263.
[2]Edgar Weber, Les secrets des Mille et Une Nuits, l’inter-dit de Shéhérazade, Eché, 1987, p.12.
[3]Ibid., p.14.
[4]Claude Guibal, « Dunia, à la coupe », Libération, 29 novembre 2006.
iThere are no comments
Add yours