Formations, rencontres, success-stories présentées lors de conférences TedX, le « leadership » est partout : activistes, entrepreneurs, militants, artistes sont appelés à devenir des « leaders ». Partout est célébrée leur capacité à être des « change-makers », à « disrupter », à « transformer des réalités négatives en réalités positives ». Mais par-delà l’effet de mode, un examen plus méticuleux de cette notion semble de mise. Pour en savoir plus, nous avons rencontré un professionnel de la société civile égyptienne Ahmad Damraoui, « team leader » régional du Civil Society Facility South (CSFS), lors d’une rencontre organisée par le CSFS à Gammarth, intitulée “Empowering Youth Civic Engagement to lead the Change in the Southern Mediterranean Region”. Lors de cette session de « renforcement de capacités », des militants associatifs originaires de divers pays arabes sont introduits aux méthodes de plaidoyers de politiques publiques, à la rédaction de recommandations et au lobbying auprès des gouvernants. Pour Damraoui, « les jeunes sont plus flexibles et innovants que leurs ainés, plus à même de répondre rapidement et efficacement aux changements ». Et de fait, les jeunes sont la cible principale des tenants du leadership.
Ces formations et rencontres qui remplissent les salles de conférences des hôtels sont des évènements prisés par de jeunes membres d’associations tunisiennes. Elles leur offrent la possibilité de se sentir utiles, de séjourner dans des hôtels tous frais payés et de rencontrer des jeunes d’autres pays. Toutefois, pour en bénéficier, il faut être en mesure de comprendre l’anglais, très souvent requis lors de ce type d’évènements, mais aussi, savoir où et comment chercher, en s’aidant de sites comme le jordanien for9a et l’égyptien MARJ3 qui se spécialisent dans l’indexation d’opportunités de tous types.
Une machine à renforcer le consensus
Venue tout droit des études de management, très populaire dans l’univers des start-ups, la notion de leadership s’est également imposée au sein de la société civile, et notamment chez ses plus jeunes membres. « Les jeunes sont absents de la prise de décision politique en Tunisie, il importe dès lors de leurs donner les outils nécessaires pour être en mesure de participer à la prise de décision », déclare Damraoui. Pour sa part,
Hammadi Khlifi, membre de l’association Youth Can, qui s’est rendu en automne dernier au sommet « One Young World » en Colombie, où des jeunes leaders du monde entier se rencontrent confirme que les jeunes tunisiens ont été déçus par les partis politiques. « En 2011, beaucoup d’entre eux sont entrés dans des partis politiques, mais la plupart sont sortis parce qu’on ne les laissait pas participer, ils sont donc allés vers les ONG », explique Hammadi. Au verrouillage des partis, s’ajoute les préjugés des autorités pour qui jeunesse rime avec immaturité. Les manifestations de janvier dernier, nous ont offert un bel exemple de cette tendance, puisque l’on a pu entendre le délégué de Hay Ettadhamen déclarer : « Les manifestants sont majoritairement jeunes, avec une tranche d’âge de 17 à 25 ans […] la tranche d’âge des manifestants démontre une manipulation de la part de certaines parties ».
Pour faire entrer les jeunes dans les processus décisionnels, il semble donc que seule la porte du plaidoyer au sein des ONG soit ouverte. Cependant, bien qu’elle soit une façon de se faire entendre des « décideurs », la mode des « jeunes leaders » est aussi un outil politique pour des régimes en mal de crédibilité internationale. C’est ainsi qu’en Egypte, s’est tenue en novembre 2017 le World Youth Forum qui a réuni quelques 3000 jeunes leaders, parmi lesquels des Tunisiens, qui, sous l’égide du dictateur égyptien Abdelfattah Sissi, ont pu discuter dans de la promotion de la tolérance dans le monde. Si une telle récupération est possible, c’est entre autres dû au fait que les discours tenus par les promoteurs du leadership sont particulièrement génériques et consensuels. Ces formations, que l’on retrouve à l’identique dans de nombreux pays en voie de développement, promeuvent des idées telles que « l’empowerment » des individus ou des valeurs technocratiques comme la transparence et la redevabilité (« accountability »), transmettant une vision toute technicienne, et donc, dépolitisé de la politique puisqu’elles ne font jamais allusion aux conditions matérielles et structurelles qui fondent un rapport de pouvoir ou de domination, sous couvert de neutralité idéologique.
Parler la langue du pouvoir
Ces programmes, pour la plupart financés par des bailleurs de fonds comme l’Union Européenne, visent, en théorie, à « renforcer les capacités » des activistes tunisiens. « Les institutions européennes ont de l’argent à dépenser en Tunisie. Mais comme ils ont du mal à trouver des projets de fond, ils financent des programmes de renforcement de capacités, parce que c’est facile à mettre en place. Quant aux formateurs, il leur suffit de passer par une formation de formateurs pour rentrer dans ce circuit », précise Habib Sayah, consultant à l’origine du Tunisian Observatory for International Aid. Toutefois, le spectre des capacités renforcées reste assez étroit, et il est, sans surprise, en harmonie avec l’agenda néolibéral des bailleurs de fonds en question. La promotion de la « bonne gouvernance » comme modèle incontournable de prise de décision est sans doute le cas le plus emblématique en la matière. Depuis l’avènement des programmes d’ajustements structurels, la « bonne gouvernance » est devenue une condition nécessaire àbtention de prêts auprès des bailleurs de fonds occidentaux.
Alors que de plus en plus de politiques publiques de l’Etat se décident auprès des bailleurs de fond, ces derniers encouragent l’Etat à faire appel aux ONG et aux jeunes activistes, dont « les capacités ont été renforcées » pour participer à la prise de décision sur certains domaines. Derrière l’apparente démocratisation de la décision, se trame le jeu dangereux de la post-politique : réserver la prise de décisions aux élites qui savent parler la langue du pouvoir, et exclure de fait la majorité, au nom de la nécessité de s’asseoir à la table avec ceux qui savent pour « bien décider », « bien gouverner », et non pas avec ceux sur qui ces décisions impacteront le plus immédiatement. Comme l’écrit l’anthropologue James Ferguson dans son ouvrage « Global Shadows : Africa in the Neoliberal World Order », « toutes les politiques publiques liées à l’argent des bailleurs tendent à être retranchées des procédés de la démocratie représentative, souvent via les organisations non-gouvernementales (ONG), qualifiées de « société civile », qui endossent le rôle d’un démos (peuple) de substitution ». Cette confiscation politique par le biais des ONG n’a rien de nouveau ou de spécifique à la Tunisie, le Maroc ou encore la Palestine ont aussi été touchés par ce phénomène bien avant nous. Il importe donc de regarder ces expériences de manière plus attentive.
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