Amira Aleya-Sghaier, historien rattaché à l’Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National (ISHMN), donne des estimations assez précises. A partir des rapports des armées françaises, de ceux établis par les caïds (gouverneurs) de l’époque, et à l’aide des recherches académiques qui ont depuis été réalisées sur le sujet, il a rassemblé les recensements de victimes de la violence colonialiste de 1881 jusqu’à 1963.
En ce qui concerne la période de campagne militaire française – conquête du territoire du Nord au Sud – et de la résistance armée qu’elle a déclenchée, soit entre 1881 et 1883, on estime qu’il y a eu 2 557 Tunisiens et Tunisiennes tués. C’est le résultat d’une recherche menée en 2017 par Yamen Ahmed Hamdi, étudiant à la Faculté des Lettres de Sfax, dans le cadre de son mémoire de master intitulé «La résistance armée». Il n’a pas été publié mais le chiffre dont il fait état nous a été communiqué par Amira Aleya-Sghaier. La prise de Sfax, le 16 juillet 1881, semble avoir été l’événement le plus meurtrier de cette époque.
Ensuite, jusqu’en 1952, on dénombre plusieurs centaines d’actes de résistance aux colons, notamment en milieu rural, ainsi que les combats syndicaux. Leur répression a également fait de nombreuses victimes, mais seuls quelques événements marquants, à l’instar du 9 avril 1938 qui a fait 21 morts côté tunisien, ont fait l’objet d’une évaluation chiffrée.
Sghaier Salhi, ingénieur et écrivain ayant travaillé sur la période coloniale, ajoute que l’on pourrait également prendre en compte le contingent qui a intégré les troupes françaises lors de la Première guerre mondiale: «Sur plus de 62000 soldats tunisiens envoyés, on estime qu’environ 16000 sont morts», nous dit-il.
Enfin, la lutte pour l’indépendance (1956) et la décolonisation font aussi l’objet d’évaluations contradictoires. «Les archives de la bataille de Bizerte ne sont pas accessibles, explique l’historien Amira Aleya Sghaier. Il faut demander une autorisation spéciale aux ministètres tunisiens de l’Intérieur et de la Défense. Peut-être que ces archives sont disponibles en France ?».
Comme Libé le rappelait, la bataille de Bizerte (1961) est le dernier grand affrontement post-colonial en Tunisie.
Récit national
Il demeure cependant impossible de faire un bilan précis des victimes tunisiennes tuées lors de ces combats. Les chiffres officiels font état de 600 ou 700 morts, mais certains historiens avancent des chiffres supérieurs à 5 000 victimes. «Les protocoles de l’Indépendance n’ont pas non plus été publiés jusqu’à présent», renchérit Sghaier Salhi. Les travaux de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de mettre en lumière le passé tunisien, dont le champ de compétence s’étend du 1er juillet 1955 à 2013, permettront d’en savoir plus sur les violences de l’époque. En mars 2017, l’IVD avait commencé à révéler des cas d’assassinats politiques à l’encontre des partisans de Salah Ben Youssef, adversaire principal de Habib Bourguiba, à l’occasion d’une audition publique de victimes du régime de Bourguiba.
Pourquoi est-ce si compliqué de connaître le nombre exact de victimes ? Kmar Bendana, professeure d’histoire à l’Université de la Manouba, estime que le manque de travaux sur la question a deux motifs: «le récit national et l’exemple algérien». «L’histoire contemporaine s’est écrite autour de la figure écrasante de Habib Bourguiba, les hommes qui sont tombés en se battant contre la France ont été mis de côté, résume-t-elle. Et la violence de la répression de la révolution algérienne a probablement agi comme un exemple intimidant pour les historiens tunisiens».
L’invisibilisation d’une partie importante de la violence politique, le manque d’accès aux archives, et enfin l’absence de volonté politique forte pour remettre en cause le récit national peuvent donc expliquer le faible nombre de recherches historiques sur cette question, nous empêchant de vous fournir une réponse plus détaillée.
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