Que font les photographes quand, la nuit tombante, ils ferment définitivement les yeux ? Ils laissent, sans prévenir, quelques heureuses images veiller sur nous. La mort déboussole. Et la sienne encore plus. On croit bien connaître Sophia Baraket, la belle trentenaire, au visage détendu, qui a le goût raffiné. La photographie se dit d’évidence à elle, collée à sa rétine comme par d’invisibles latitudes. Mais son départ, à l’image de ses reportages photo, n’était pas négociable : le cœur s’arrête. Et à présent, c’est fait. Fondu au noir. Nous voilà ses débiteurs. Les mots semblent désormais rouillés. Fallait-il qu’on s’en retourne au silence ? Ce serait peut-être aussi vain qu’un cri d’enfant. C’est notre peine, et c’est sa chance. Celle des images qui restent.

L’une des dernières photos de Sophia Baraket fut prise à Essaida, à Tunis, le 4 juillet 2018. C’est une insouciante scène de jeu d’extérieur, où un gamin souffle sa bulle de savon à travers un kit qu’il s’est bricolé l’air de rien avec une bouteille en plastique coupée en deux en guise d’anneau. Ce n’est pas le cupidon auquel l’histoire de l’art nous a habitués. Cadré de face, en plan taille, à quelques mètres d’un mur taggué, l’enfant se concentre sur son exercice aussi longtemps que se gonfle sa bulle. Cela pourrait n’avoir qu’un air anecdotique, mais non : les images ont la mince couche de cette bulle de savon : signe de fragilité, le souffle s’y dépose pour nous rendre les choses un peu plus supportables, se teintant d’un noir et blanc irisés. Voilà pour ce qui est donné à voir.

Mais ce qui nous touche ? Qu’est-ce qui fait que cette image de Sophia Baraket me retourne tant ? Sans doute un mélange de juste distance et de proximité qui ne se font pas des politesses. Et surtout la manière dont ce geste fuit l’emphase comme s’il avait une familiarité d’avance sur le monde. On aurait tort de ne pas s’y attarder ou de jeter, dans ces moments de lâcher prise, les hyperboles à grandes volées. Devant un réel qui ne se rassasie pas de métaphores, Sophia Baraket sait œuvrer en photoreporter, avec le moins de choses possibles sans empêcher l’affect de tout chuchoter. Ce savoir est heureux. C’est davantage qu’un savoir, beaucoup plus qu’un rempart à l’oubli.

Ce jeu de l’enfant ne demande pas que l’on abandonne tout pour lui, mais ne rend à peu près rien en retour, sinon de la légèreté. Il y a sa petite main, qu’on devine légèrement tremblante, et le souffle chez lui qui concentre tous ses efforts. Mais à côté du jeu, il y a le temps que demande l’enfant terrible tapi en Sophia Baraket. N’est-ce pas le gamin aux bulles de savon qui le lui donne en soufflant ? On ne se rappellera pas de ce geste sans accepter qu’un souffle précède le regard, et qu’un regard précède la lumière, dans lesquels la photographe ne s’est peut-être jamais refusé le plaisir de retrouver quelque chose comme une vie et un temps qui suffisent pour que ce soit beaucoup.

Maintenant que le sablier est renversé, persiste sur la rétine ce bout de vie qui nous rapproche de Sophia Baraket à mesure que le temps nous sépare d’elle. À son regard, qui passe de l’autre côté du miroir, le temps n’osera plus donner l’assaut. S’il ne devait rester qu’une seule image de celles qu’elle a prises, ce ne serait pas celle faite pour des admirateurs béats. Ce serait celle qui organise, dans le deuil d’une disparition, le passage entre deux souffles – le premier et le dernier. Faisons donc silence comme au moment d’une prise de vue, pour que le sourire de Sophia, venu d’hier, ne s’oublie pas demain – le temps pour nous d’apprendre à regarder ses images, pour mieux veiller sur elles.