6h45 du matin, vue depuis la Place du 14 janvier, l’avenue Habib Bourguiba au centre-ville de Tunis est rarement aussi vide. Il fait 30 degrés. Arrivant à la Cathédrale Saint-Vincent-de-Paul à l’autre bout de l’avenue Bourguiba, on ne peut pas rater le visage pâle d’un vieil homme allongé sur des bouts de carton. Il porte une veste rouge, un pull blanc crasseux et un pantalon noir. Hbib, 78 ans, vit dans la rue depuis 3 ans. Au premier contact avec lui, il était très réticent à l’idée de nous accorder une interview et parler de sa vie et des raisons qui l’ont poussé à se retrouver dans la rue, expliquant que ça ne va pas régler son problème s’il nous parle.
“Les médias profitent de notre situation pour gagner plus d’argent”, lance-t-il. Après une longue discussion, il a baissé les armes. Hbib n’avait pas réellement le choix, ses trois enfants se sont mariés et chacun a fait sa vie. Ils ont préféré qu’Hbib séjourne dans une maison de retraite publique, justifiant cette décision par leur manque de disponibilité. “Ils ont chacun une maison, mais ils ne voulaient pas de moi avec eux”, a expliqué Hbib. Confronté à des difficultés financières et subissant des maltraitances, il a décidé de quitter la maison de retraite. “La vie n’est pas facile dans la rue, mais on finit par s’habituer. On n’a pas vraiment le choix. On essaye de s’adapter avec la situation ou on finit par mourir”, explique-t-il avec un sourire presque convaincant sur les lèvres.
Effritement du tissu familial
Pour sa part, Warda a élu domicile sur un trottoir donnant sur la Place de Barcelone près de la gare de Tunis. Elle porte une robe noire avec des petites fleurs jaunes et roses qui ne passe pas inaperçue. La plupart des passants la regardent dormir et continuent leur chemin. Deux passants la voyant allongée ainsi s’approchent d’elle pour s’assurer qu’elle est en vie ou pas. Ensuite, ils lui donnent quelques dinars et rebroussent chemin. Warda se lève pour boire de l’eau et laisse échapper un sourire, probablement une manière discrète et hésitante de tenter de susciter l’empathie des passants. Warda, l’air d’une soixantenaire, ne connaît pas son âge. Originaire de Sidi Hsine, elle vit dans la rue depuis un an. Le jour même de notre rencontre, elle raconte avoir été dépouillé de l’argent qu’elle a quémandé la veille. “J’avais tellement peur qu’il me fasse du mal. Je lui ai tout donné. Je ne sais pas me défendre. Les femmes sont vulnérables. Le meilleur moyen d’échapper à une possible agression, c’est de ne pas résister”, nous confie-t-elle.
Malheureusement, Warda a du mal à travailler à cause d’une paralysie au niveau de sa jambe gauche. Mendier est sa seule source de subvenir à ses besoins mais elle demeure insuffisante à lui garantir de quoi louer une maison. Cependant, de temps en temps, elle arrive à avoir de quoi prendre une chambre dans une oukala (auberge rudimentaire dans la médina de Tunis) surtout en hiver. “Je passe voir mon frère aîné de temps en temps à Sidi Hsine. Je ne dépasse pas une seule nuit chez lui, afin d’éviter les problèmes avec sa femme. Elle a honte de moi et ne m’apprécie pas du tout. La vie dans la rue est très dure mais je n’ai pas le choix, j’ai nulle part où aller. Je n’ai pas choisi de mener cette vie mais la rue n’est pas si mauvaise que ça en fin de compte. J’arrive à me procurer de quoi manger et prendre soin de ma santé”, poursuit-elle.
Des amoureux qui choisissent la rue !
Bassem, 21 ans, originaire de Béjà et Soulef, 31 ans, originaire de Kairouan sont ensemble depuis trois ans. “Nos familles ont refusé notre union et notre mariage vu la différence d’âge entre nous deux, alors on a décidé de quitter nos foyers et de trouver une solution à notre problème. C’est injuste de nous séparer. On s’aime beaucoup”, explique Bassem. Dans la rue depuis un mois, ils ont beaucoup de difficultés à s’adapter à la vie sans abri. Soulef est harcelée le soir, voire physiquement agressée, parfois même par des policiers selon ses dires. “J’avoue que je ne croyais pas que la vie dans la rue est aussi pénible. Ma plus grande peur est qu’il arrive quelque chose à Soulef. Elle n’est pas faite pour vivre dans la rue et je commence à regretter ce choix. Je fais de mon mieux pour trouver une solution rapidement. Toutefois, j’ai des antécédents judiciaires, ce qui me complique la vie et m’empêche de trouver un travail”, nous confie Bassem. En dépit de ces difficultés, le retour au foyer est un choix quasi-impossible pour eux. “Mes parents ne seront pas d’accord. Et je ne peux pas me séparer de Bassem. Je l’aime beaucoup”, avoue Soulef.
Pour se préserver des dangers des rues sombres de Tunis, ce couple passe ses nuits dans la rue à côté de la mosquée Al-Fath à l’avenue de la Liberté expliquant que le secteur est plus sécurisé qu’ailleurs. « Nous sommes rassurés par la présence policière dans les environs. Chaque heure, il y a un véhicule qui passe pour surveiller ce qui se passe et ça nous soulage un peu quand même », raconte Bassem.
L’associatif pour pallier aux insuffisances étatiques
Malgré l’absence de statistiques officielles au sujet des SDF en Tunisie, le ministère des Affaires sociales essaye de les assister à travers les Centres d’Encadrement et d’Orientation Sociale. Il a d’ailleurs lancé en décembre 2015 un mécanisme de secours social pour les SDF et les familles sans revenus. Il consiste en la mobilisation d’une équipe de secours social sillonnant les rues en dehors des horaires administratifs, de 18h à 5h du matin dans le Grand Tunis afin de fournir l’assistance aux sans-abris. L’équipe est composée d’un sociologue, un psychologue, un assistant infirmier et un secouriste. Cette équipe œuvre à fournir, dans la limite de ses moyens, de l’aide en vêtements, nourriture, premiers secours et autres besoins élémentaires tout en essayant de trouver des solutions d’hébergement temporaires dans le Centre d’Encadrement et d’Orientation Sociale d’Ezzahrouni. Les chiffres du ministère recensent 539 personnes prises en charge et 1641 services apportés à cette population vulnérables.
Après plusieurs tentatives de trouver des statistiques officielles sur le nombre des SDF en Tunisie en contactant le ministère des Affaires sociales et l’Institut National des Statistiques, le seul recensement disponible a été effectué par Dar Tounes en 2014 : 3000 cas selon cette association. Sa présidente Raoudha Somrani a estimé que le nombre des SDF depuis les dernières statistiques a certainement augmenté. “Le chiffre devient alarmant. Il semble qu’avec la détérioration de la situation économique dans le pays, le nombre des sans-abris est en hausse exponentielle », regrette-t-elle. Mettant l’accent sur l’impact de la flambée des prix des loyers dans la plupart des villes tunisiennes sur l’augmentation des chiffres des SDF, elle a indiqué, que plus de la moitié des sans-abris sont originaires des régions intérieures et défavorisées.
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