Le 28 juillet dernier, une pétition a été publiée dans le quotidien arabophone Al Maghreb. Le texte, intitulé « Déclaration de colère n°1 » est signé par « des artistes et des intellectuels ». A sa sortie, ce texte a suscité quelques réactions d’artistes et d’intellectuels qui ont nié avoir signé cette pétition, décrédibilisant rapidement le texte en question. Mais au-delà de ce couac assez significatif, la pétition en question résume les impasses et les limites du champ intellectuel tunisien. La déclaration démarre ainsi : « Nous sommes en colère contre la violence, la faillite économique, la haine et l’assèchement de l’espoir chez les jeunes » et continue à peu près sur le même ton, dénonçant pêlemêle la corruption, la hausse des prix ou encore l’étroitesse de vue de la classe politique, enfonçant avec fracas des portes ouvertes depuis un moment. Le premier organe visé par cette colère est bien évidemment l’Etat et ses politiques défaillantes. Toutefois, cette colère est toute relative puisque toute la seconde partie du texte s’échine à demander « à ce qui reste du pouvoir et à ce qui lui reste de conscience » de prendre des mesures pour remédier aux raisons de la colère, excluant de fait l’hypothèse que le marasme actuel est le fruit d’un travail politique délibéré, gardant de fait, toute la bonne foi du monde en les bonnes intentions de l’Etat.
Se dire en colère contre le pouvoir pour ensuite lui transmettre une liste de doléances avec l’espoir qu’il saura y répondre est un classique tunisien. Le réformisme, cette croyance en la capacité de l’Etat d’arranger les choses, d’apporter des solutions aux malencontreux problèmes est un phénomène politique qui touche depuis bien des décennies les intellectuels tunisiens. Cette pétition s’inscrit très clairement dans cette tradition élitiste qui cultive le tête-à-tête avec l’Etat, souvent au détriment de la société. La persistance de cette tradition au sein du paysage intellectuel tunisien interroge. Non pas tant que la révolution devait la tuer – on ne se débarrasse pas en un claquement de doigts d’une pensée aux racines profondes – mais elle devait au moins permettre l’émergence d’un autre son de cloche, plus radical, en rupture avec le pouvoir ou, pour le dire autrement, l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels critiques voire révolutionnaires. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Des rayons de librairies peu engageants
Pour savoir où est-ce qu’on en est intellectuellement, si quelque chose de neuf a émergé, le premier réflexe consisterait à se rendre dans une librairie, dans l’espoir d’y trouver quelque chose d’intéressant. Etant visiteuse assidue, les rayons essais politiques (surtout en français) me sont plutôt familiers. Le constat à tirer de ces visites régulières est, à titre personnel, des plus moroses : en sept ans, les réformistes qu’ils soient politiques ou religieux, les universitaires enfermés dans une lecture islamo-islamique pour expliquer le monde arabe contemporain tiennent encore le haut du pavé éditorial tunisien. Ceux qui, du fait de leurs statuts et de leurs professions, ont les moyens et le temps d’écrire restent les plus en vus et les plus promus, au détriment d’autres lectures de notre temps. Sept ans n’ont même pas réussi à marginaliser l’indéboulonnable rayon Bourguiba qui rassemble biographies, analyses et mémoires d’anciens ministres.
Tout juste a-t-on vu émerger depuis quelques années les souvenirs d’anciens constituants ou d’anciens ministres de la transition, mais aussi, registre qui mériterait une plus grande attention, ceux d’anciens prisonniers politiques sous les deux dictatures qui se sont succédé depuis l’indépendance (surtout en arabe). On constate en somme, qu’en matière de réflexion intellectuelle, la pensée critique ou radicale n’est pas dans l’agenda éditorial des grandes maisons d’éditions tunisiennes, qui préfèrent le ronflement familier des réformistes. De manière générale, si les portes s’ouvrent timidement aux jeunes en matière de littérature, en matière de politique, le cadenas est bien serré. Ce n’est d’ailleurs que du côté des ouvrages auto-édités – auto-financés ou fruit d’un financement collectif – que l’on pourra trouver quelques ouvrages intéressants, offrant un bol d’air à la pensée. Pour autant, le paysage d’ensemble reste morose : les jeunes intéressés par la chose publique ne sont décidément pas dans les rayons des librairies.
Le temps des réseaux sociaux
Mais alors, où trouver cette pensée critique, porteuse de ruptures ? Comme à peu près tous les biens, matériels et immatériels, la pensée critique est sur les réseaux sociaux. Facebook en particulier, réseau le plus populaire en Tunisie avec 6 millions d’utilisateurs est un grand supermarché d’opinions, de réflexions, de commentaires, de débats enflammés où chacun peut trouver son bonheur. Tous les segments du marché sont bien fournis : jeune ou vieux, islamiste ou moderniste, critique ou réformiste, francophone ou arabophone, du fait de sa popularité, Facebook a une offre complète de comptes à suivre. De manière générale, les réseaux sociaux, les plateformes numériques, ont permis, grâce à leur coût quasi gratuit (un téléphone et une connexion internet) l’émergence de voix nouvelles, qui parfois parviennent à atterrir sur les écrans de télévision ou dans les colonnes des journaux.
On voit même des statuts Facebook transformés en tribunes sur des magazines en ligne. De nombreux universitaires, journalistes ou simples citoyens très suivis réagissent à l’actualité, proposent leur analyse des faits en quelques lignes. Le discours contestataire en particulier, peu visible sur les médias mainstream, s’y épanouit. Cependant, comme tout supermarché en ligne qui se respecte, Facebook prend le soin (que nous prenons aussi nous-même en bloquant ou en unfollowant) de nous éviter de voir des opinions éloignées des nôtres, nous enfermant dès lors dans une bulle où l’on ne lit que ce qui nous plaît. Cette caractéristique a déjà été pointée du doigt, généralement après les élections constituantes tunisiennes en 2011, les présidentielles américaines en 2016 ou encore le référendum sur le Brexit en Grande Bretagne.
Par ailleurs, il est permis de débattre sur la pertinence d’une telle plateforme comme véhicule de pensée. La durée de vie d’une publication Facebook ne dépasse pas les 5 heures, sans parler du tweet qui lui ne peut rester en surface que 18 minutes avant d’être englouti dans le flot incessant des publications. La temporalité expresse que fabriquent les réseaux sociaux, a dès lors, un effet très concret sur la pensée même, sur la capacité d’un individu à articuler un raisonnement. Le philosophe allemand Byung Chul Han, s’est intéressé de près à l’effet qu’ont les réseaux sociaux sur la pensée et le temps. Pessimiste au possible, il voit en les réseaux sociaux un poison pour la capacité à penser, encourageant l’accumulation plutôt que la recherche de conclusion. Pour lui, « le médium digital est un médium d’affects. La communication digitale encourage l’expression immédiate d’une émotion cathartique ». De fait, on peut se demander si ce qui est produit sur les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, canaux d’information en continu, peut dépasser le stade du parti pris immédiat à l’événement, aussi éphémère que l’information elle-même. Han va plus loin et décrète que les réseaux sociaux tuent la capacité à raisonner arguant que « la pression de l’accélération nous mène droit à la dictature de l’émotion », nous rendant incapable de hauteur, incapables donc, de nous diriger « vers une conclusion » du fait de l’accumulation ininterrompue d’informations.
Ce regard pessimiste porté sur les réseaux sociaux est partagé par des ingénieurs qui ont eux-mêmes contribués à leur omnipotence. Justin Rosenstein, l’inventeur du bouton like sur Facebook ou encore Sean Parker, ancien président de Facebook ont fait leurs mea culpa : le caractère addictif de ce réseau, sa capacité à susciter une petite bouffée de satisfaction à chaque like, tout autant de caractéristiques pensées, étudiées dans le but de « prendre le maximum de temps et d’attention à l’utilisateur », dont on ne fait que découvrir les effets néfastes sur la psychologie humaine, notamment notre capacité à réfléchir les temps que nous vivons.
La réflexion et la production d’idées semble chose rare, ou simplement réservées aux cercles d’élites universitaires ou politiques…voire religieux. Dans un pays où peu de gens lisent lorsqu’ils en auraient les moyens, on peut se demander si vos attentes ne seraient pas, d’avance, vouées à rencontrer peu d’écho.
Certes, après le 14 janvier, on pouvait nourrir un tel espoir. Un vent nouveau a rafraichi l’atmosphère d’une Tunisie longtemps interdite d’imaginer une alternative, de croire en un autre présent et/ou avenir. Des élections “libres” se tinrent pour la toute première fois et donnèrent les clefs des Palais aux islamistes leur concédant une virginité en mème temps qu’un brevet d’entrepreneurs de changement.
Près d’une décennie durant, ils ont régné seuls, et puis en partage avec les anciens autocrates pour que rien ne change tout en laissant accroire que “ça change”.
Alors, une autre question vient à l’esprit: Qu’en est-il de ce désir de changement?
Peut-etre, pour faire bref, la société tunisienne est-elle davantage conservatrice que ses élites?
J’ai eu la même démarche de chercher des lectures en librairies : je n’y ai pas trouvé grand chose. Si vous avez des lectures à recommander , je suis preneuse!
La crème de la jeunesse tunisienne est en prison, pour accusation de .. terrorisme ..
C’est elle qui est la plus cultivée et qui lit le plus de livres. Des livres religieux, certes, mais livres quand-même
Ahmed Amine