Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Le Rapport comprend deux parties dont la première est consacrée aux libertés individuelles, la seconde à l’égalité entre les sexes et qui a suscité les réactions les plus virulentes. Au vu des différentes réactions, qui se résument en deux positions tranchées, les unes pour l’« égalité » et les autres qui sont contre, les considérant opposées aux préceptes religieux supposés sacrés et immuables ! Même si on peut comprendre la réaction des cercles ultra–conservateurs qui s’expriment à travers des structures spécifiques, il est difficile d’admettre celle de certains députés qui appellent au rejet total du rapport, c’est dire qu’ils ne l’ont pas lu (eux qui se présentent victimes de la dictature et s’opposent au renforcement des libertés individuelles !).

Dans ce présent papier, nous discutons de certaines propositions du rapport, relatives aux libertés individuelles et nous nous abstenons de la discussion de la partie relative aux successions, pour la simple raison c’est que cette question est complexe et le texte comprend des termes qui nous sont inintelligibles. S’il est vrai que les discussions se sont focalisées sur l’égalité successorale entre les héritiers des deux sexes, le rapport mérite qu’il soit discuté sous l’angle des libertés individuelles.

Références et bases juridiques du rapport

La logique du rapport se base sur la volonté de ses rédacteurs de mettre à jour la législation en vigueur en Tunisie, pour la mettre en conformité avec la constitution de 2014. Il se réfère, en dehors de la constitution, essentiellement à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par les Nations Unies en 1948, à la Convention de L’ONU relative aux droits de l’enfant, adoptée en 1989, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), adoptée en 1979 par les Nations Unies et entrée en vigueur en 1981, ainsi qu’au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 1966 par les Nations Unies, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, adoptée par les Nations Unies en 1984. Remarquons au passage que la Tunisie a ratifié l’ensemble de ces conventions qui ont force de loi dans le pays.

L’introduction du rapport mérite qu’on s’y arrête. Elle s’attelle à démontrer que les thèses qui y sont contenues sont compatibles avec les préceptes religieux. Autrement, les libertés individuelles sont plafonnées par la religion musulmane et ses multiples interdits. Les rédacteurs semblent répondre à leurs détracteurs en défendant la thèse que la religion justifie ce qu’ils défendent. Les réactions qui ont lieu plus tard prouvent qu’ils ont raté leur cible et que ceux à qui ils se sont adressés ont répondu par la négative ! Cette question mérite d’être débattue, à savoir est-ce qu’on pourrait un jour permettre des libertés auxquelles la religion s’oppose ou peut s’opposer (limites le plus souvent floues) ?

On aurait aimé voir les rapporteurs détailler les contenus des Conventions ratifiées par la Tunisie et en contradiction avec la législation en vigueur. Autrement pourquoi le pays a ratifié des Conventions qu’il ne respecte pas –et continue de ne pas les respecter !-.

Le rejet en bloc

Après lecture du rapport, nous nous demandons pourquoi certains le rejettent en bloc, preuve qu’ils ne l’ont pas lu ! La Tunisie ne fait pas exception du reste du monde où les anciennes victimes du régime politique se sont engagées dans la défense des droits humains fondamentaux, notamment les droits civils et politiques. On ne sait pas si des islamistes se sont engagées sur cette voie, mais les nombreuses déclarations ayant eu lieu les derniers temps démentent cette tendance. En effet, ce sont les voix des secteurs les plus conservateurs du mouvement islamiste qui se sont élevées. Le tract diffusé sur les médias sociaux et signé par l’association des imams mérite d’être analysé.

Le premier point que le tract dénonce est le fait qu’un enfant naturel (illégitime, dit « enfant d’adultère ») hérite de ses parents biologiques, même non mariés. Au fait, la religion prive ces enfants d’héritage, simplement parce que leur père n’est pas connu. Les imams ne sont pas au fait que la science peut réussir à déterminer les liens de parenté d’une personne avec une autre. Autrement, le père d’un enfant peut facilement être désigné par une simple analyse génétique de l’ADN de l’enfant et du présumé père. Si le père d’un enfant est déterminé, la COLIBE recommande son droit à l’héritage de son père biologique, chose que les religieux n’admettent pas ! Certains éléments figurant dans ce tract n’ont pas été traités par le rapport, tels que celui relatif à la dépénalisation de la consommation des drogues. L’interprétation de certains imams de la définition de la torture figurant dans le rapport les a conduit à considérer la circoncision comme une torture.

De nombreux imams récusent aussi la levée de la censure sur le cinéma et le théâtre, ou aussi la criminalisation de l’opposition à la liberté de création artistique ou à la recherche scientifique ! Si l’on va dans leur logique, ces imams se considèrent au-dessus de la loi, en se permettant des pratiques qui vont à son encontre. Ils s’arrogent le droit de s’opposer à des créations artistiques ou à la recherche scientifique. Certains imams s’étonnent du fait que la proposition de la COLIBE réduit la pénalisation de la prostitution à une amende à la prostituée, ainsi qu’à tous ceux avec qui elle a eu des rapports sexuels (Art 231, p. 125). Sans poser la question de la solution à la sexualité hors du cadre « légal » laissée par le rapport, on est en droit de se poser la question sur le châtiment que réservent les religieux aux prostituées ; la lapidation ? Pour résumer, le tract des imams accuse la COLIBE de faits non évoqués dans son rapport et comprend des éléments qui s’opposent aux textes de certaines Conventions, telle que celle relative à l’abolition de la torture ! Les religieux s’opposeraient donc à la ratification par l’Etat de toute Convention qui va à l’encontre de leurs convictions ! Ceci appelle à une réflexion sérieuse et profonde afin de définir le rôle et la place de la religion dans la société.

Conséquences imprévisibles

La réforme du Code du Statut Personnel en 1993 a supprimé l’obligation d’obéissance de la femme à son mari. La proposition actuelle va dans le sens de la suppression de la notion de « chef de famille » qui était accordée aux hommes. La suppression de cette notion pourrait aboutir à des conflits au sein du couple, dans le choix du domicile familial par exemple. La solution proposée étant le recours à la justice pour la résolution d’un différend pareil… Dans la même logique, les femmes ne disposant pas de revenus leur permettant de contribuer aux dépenses du foyer se voient accorder un nouveau privilège sans contrepartie. Visiblement les rédacteurs n’ont pas pensé à ce genre de situation. Le rapport propose également l’obligation aux femmes de contribuer aux dépenses familiales, mais dans une formule qui prête à interprétation. Cette obligation est, selon les rédacteurs du rapport, la condition qui permet à cette dernière d’hériter l’équivalent de ce que peut hériter un homme, puisque la part qui lui est réservée par la religion (la moitié de ce qu’hérite un homme) est justifiée par le fait qu’elle est entretenue par l’homme et qu’elle n’est pas obligée de contribuer aux dépenses familiales même si elle en a les moyens. Cependant, le rapport précise (p. 152), qu’en raison de l’absence d’égalité pour l’accès à l’emploi à la défaveur des femmes (sic !), celles-ci gardent leur droit à une pension alimentaire. En plus de cela, la contribution de la femme aux dépenses du foyer est conditionnée par le fait que ses revenus suffisent à couvrir ses besoins (p. 160), une expression qui prête à interprétation.

Le rapport propose d’interdire la pénalisation de l’homosexualité (masculine ou féminine). Toutefois, si l’homosexualité serait considérée comme un crime, la COLIBE propose d’interdire l’examen anal, considéré comme humiliant pour la personne qui le subit. Certains points étonnent dans le rapport de la COLIBE, tels que l’obligation d’informer les autorités sécuritaires au cas où un citoyen héberge un étranger (p. 147), ou celui relatif au soutien financier aux ascendants dans le besoin (p. 171). Si lerRapport tient compte de l’évolution de la société, on s’étonne de cette disposition, surtout que la famille s’est nucléarisée et que le plus souvent les ascendants sont ignorés par leurs descendants lorsqu’ils sont dans le besoin. Ce genre de texte est loin de la réalité sociale, surtout que les liens de solidarité entre les générations ont tendance à disparaître !

Ce Rapport renforce certaines libertés civiles, notamment celles relatives à la préservation de la vie privée, la liberté de conscience, les libertés académiques, l’interdiction de l’excommunication ou le fait de moquer d’autres religions et croyances. Il a suscité nombreuses réactions, surtout celles relatives à l’égalité de l’héritage entre les hommes et les femmes, lesquelles sont au-delà de la portée du présent texte. Nous pensons que le Rapport reste limité, car il n’est pas allé loin dans le renforcement des libertés individuelles et a laissé sous silence nombreux aspects relatifs à l’égalité entre les sexes, notamment celles relatives à la législation du travail et aux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux. Le souci de ses rédacteurs semble la crainte des réactions du « clergé ».

Nous souhaitons que d’autres contributions suivent le présent texte et aillent de l’avant pour renforcer les espaces des libertés en Tunisie et les élargir.