Devant Au bout du fil, l’hésitation n’est pas recommandable : si on craint un court-métrage comme on en voit souvent, lourd et convenu, c’est à l’inverse qu’on assiste. C’est un excellent premier coup d’essai qui appuierait sur les globes oculaires. Et toute l’histoire du film de Faouzi Djemal est logée dans le flou qui baigne ses premières images. Subjectifs et sans paroles, on aurait tort de croire ces plans inutiles. Mais leur flou partiel avertit deux fois : il nous avertit en même temps sur une conscience qui perd ses repères et sur ce qui se passe dehors. La conscience est celle de Ramla, une jeune accessoiriste dont le couple bat de l’aile. Et ce qui se passe dehors, deux jours après le 14 janvier, nous plonge dans une atmosphère tout aussi floue dans l’esprit de la population.
Mais on ne sait toujours pas ce qui lui passe exactement par la tête. Avec ces plans rapprochés qui s’organisent en visions et auxquels le montage va donner une vigueur de flashback, on peut se demander si nous sommes placés dans la structure linéaire ou dans le récit. Il y a d’abord un film dans le film. Mais ce n’est pas ce qui compte ici le plus, puisque cette mise en abyme d’un film d’action dans le film se limite au moule où vient se couler un des autres ressorts du drame : le malaise confus qui fera manquer à Ramla le moment d’apporter une arme-accessoire à l’acteur pendant le tournage. En se collant à sa peau, la caméra de Faouzi Djemal ne se contente pas d’endosser son point de vue: elle l’encapsule en excluant presque tout ce qui l’entoure. Parce qu’elle ne voit pas tout, elle ne note pas tout, on dirait que la caméra a ici l’œil dans sa poche.
Ce choix d’écriture dans Au bout du fil est d’autant plus pertinent que Faouzi Djemal ne garde pas ses atouts dans ses manches. À l’accablement dans l’air et les gestes marquant la fin du tournage, vient s’ajouter encore la circonstance aggravante du couvre-feu : seule en voiture, elle finit par éteindre la radio et lâcher son téléphone. On apprendra qu’elle a du avorter, dans une tentative désespérée de sauver son couple. Sauf qu’en chemin vers son domicile, la voilà au cœur d’une confrontation quand deux jeunes des comités de protection des quartiers l’arrêtent au détour d’une rue. Tout se joue, ici, dans la manière dont le cinéaste retarde l’instant d’abattre son jeu. Entièrement repliée sur elle-même, la protagoniste n’entend plus rien de ce que lui demande l’un des deux jeunes ; tout se passe comme si elle faisait la sourde oreille, avant de sortir pour leur ouvrir la malle de sa voiture. C’est au moment où elle s’empare de l’arme plastique qu’elle a ramené avec elle dans ses bagages, que les choses vont prendre subitement un tout autre tour.
On dresse alors l’oreille, on aiguise son regard. Voilà l’autre trouvaille du film : il rend non seulement visuel mais aussi sonore ce flou de la situation : à l’excellente photographie qui sait rendre les couleurs liquides de la nuit, s’ajoute le travail non moins excellent sur le volume sonore en extérieur, dès lors que les bruits ostensiblement mixés de l’hélicoptère et du train empêchent la protagoniste d’entendre l’avertissement de l’armée sur les lieux. Au bout du fil est tout entier dans le mouvement centripète où chaque personnage est comme perdu ou prisonnier de son problème, et dont les événements font dévier la trajectoire en participant efficacement à la tension et au suspense.
Tout cela, Au bout du fil le noue serré. Nul doute qu’il y a du vrai punch dans l’art de filmer chez Faouzi Djemal. Le scénario se ménage une latitude bien ajustée pour maintenir l’inquiétude diffuse. Le découpage organise le tumulte apparent, le montage aménage sans faute le rebond. Mises à part quelques articulations qui témoignent d’une certaine lourdeur, l’ensemble va bon train. Si on cherche au-delà de ce travail bien huilé du rythme et du souffle, l’intelligence du scénario permet par l’allusion véloce de filer pertinemment l’excellente métaphore d’une révolution aussitôt avortée que née. L’efficacité est nette. Notre attente est récompensée. Cette fiction menée avec brio fait de Faouzi Djemal un cinéaste à suivre sérieusement.
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