Disons-le sans ambages : avec “Fatwa“, drame du genre à flairer l’air du temps, on se surprend non sans raison à se demander ce que le film aurait dû éviter pour ne pas pédaler dans la semoule. Ce qui est loin d’être bon signe. Devant cette nouvelle fiction de Mahmoud Ben Mahmoud, on croirait qu’une anémie a fini par affecter son scénario trop lourdement clair pour mettre les mains dans le cambouis idéologique. Voyons le pitch : C’est la mort de son fils, dans un supposé accident de moto, qui fait revenir Brahim Nadhour à Tunis. Ce père divorcé, qui a refait sa vie en France, découvre que le jeune Marouane, alors étudiant aux Beaux-arts, s’est radicalisé après avoir quitté le domicile familial. Il se met en tête de résoudre l’inconnue au sujet de cette mort, remonter la chaîne des causes et des raisons en démantelant ses fréquentations suspectes.
C’est par le biais de l’idéologie que “Fatwa” rejoint le drame. De fait, tout est là : il n’y a qu’à observer, dès les premières scènes d’exposition qui ont pour théâtre les funérailles du fils, la manière dont s’amorce la tension lorsque les extrémités de la chaîne se heurtent. Une première fois, quand la mère refuse que des réciteurs assurent la veillée funèbre, alors que le père en bon musulman y tient. Et une deuxième fois, quelques plans plus tard au cimetière, quand la mère et les copains barbus du défunt se placent face à face. On connaît le bouquet des valeurs qui animent les deux camps : si la mère est une députée qui s’accroche farouchement au bon vent de sa laïcarderie, les ténèbres faites hommes sont les salafistes que le film ne tardera pas à dépeindre à coups de stéréotypes comme manipulateurs, tout juste bons à la violence, à scander le nom d’Allah avant de cracher. Le mécanisme qui convertit des cervelles en troupeau, et “le troupeau en bétail haineux, et le bétail haineux en meute criminelle“, “Fatwa” ne le fait pas fonctionner sous nos yeux. Par-delà les grands fils narratifs à tricoter, il se contente de pointer d’un doigt accusateur sa menace. Qu’on la désigne donc cette menace, et le tour est joué.
On se doute bien que Mahmoud Ben Mahmoud ne saute pas à pieds joints dans pareille matière explosive, sans quelques précautions qui se révèlent mâtinées de raccourcis. Si la version fournie par l’enquête policière ne convainc pas le père, ce n’est peut-être pas pour des prunes. On se dit que, théoriquement, ceci conditionne cela. Le problème est que l’ambigüité d’un tel moule, enfilant coups de théâtre sur péripéties, a de quoi laisser craindre un scénario grossièrement schématique. Sans alléger l’atmosphère qui pèsera jusqu’aux derniers plans, Mahmoud Ben Mahmoud tend progressivement les ressorts de l’enquête. Il égrène une série d’indices, encadrant le film, pour justifier la nature des événements : entre la garde rapprochée, postée devant l’appartement de la mère députée, et le passage radio où celle-ci revient à la charge en s’en prenant à l’idéologie salafiste, c’est la carte des assassinats politiques que dégaine “Fatwa“. Mais pour donner quelques tours d’écrou supplémentaires au récit, “Fatwa” se contente de ranger ces indices dans un tiroir pour les rappeler au père au moment où l’enquête se resserre davantage. Si les fils se dénouent petit à petit, le réalisateur peine pourtant à nous montrer comment ils sont noués chaque fois. Les paroles seules comptent. Au risque de le dédouaner, ou presque, de la mise en scène.
Le hasard, pour une fois qu’il fait les choses, veut que Brahim fasse la connaissance du propriétaire de l’appartement loué par le défunt, ainsi que de sa voisine Latifa, une jeune maman voilée travaillant à la boucherie du coin. Les deux lui seront comme un vecteur dans l’enquête. La mise en lumière de la vérité, au sens propre comme au figuré, va se jouer sur deux tableaux – avec, pour décor, le quartier populaire où Marouane avait élu domicile pour vivre seul. Les péripéties entraînent le père à la découverte de l’appartement, dont le peu d’éclairage ménage d’angoissantes zones d’ombre dans les pièces, dessinant en creux le portrait du fils comme une proie facile de l’obscurantisme. Tout en écartant la piste de l’accident ou du suicide, le père élargit encore le front de l’enquête, des voisins de la victime à sa copine, jusqu’à ce qu’il déniche deux de ses fréquentations salafistes sur une vidéo. Cette deuxième série d’indices lui met la puce à l’oreille et permettra d’inviter l’inconnue dans l’équation : Moussa, le mari de Latifa.
Le mal est pourtant déjà fait : une fois l’essentiel mis dans la bouche de ses personnages, “Fatwa” n’en fait plus grand-chose, et rend les rebondissements rondelets. C’est là que Ben Mahmoud, pas du tout spontané, échoue encore en s’appliquant à troquer ses dialogues pour une enfilade de punchlines. À l’exception de quelques scènes, en particulier celle de la chute qu’on ne dévoilera pas, imprévisible et bien filmée, on dirait que la caméra ne nous balance tout au long du film que des plans à l’estomac. Ainsi de la séquence où la jeune Latifa se réfugie chez Brahim pour échapper à son mari et le balancer finalement, sans oublier d’allaiter son bébé face caméra tout en crachant le morceau au sujet de sa relation avec Marouane. À ces faiblesses, s’ajoute quelque chose comme une rétention dans la mise en scène, au profit d’une démonstration où les personnages sont sommairement caractérisés. Le père, campé par Ahmed Hafiane, est moyennement convaincant, bien que sa mollesse de « musulman ordinaire » ne soit que prétexte à l’identification. La mère, percluse de stéréotypes de la femme forte, est peu aidée par le jeu emphatique de l’actrice. On dirait que Mahmoud Ben Mahmoud est trahi par les prédispositions de Ghalia Ben Ali quant à ce rôle-là : elle dit faux, elle joue faux. En la bardant de la carapace d’une députée privée de vie privée en dehors de son engagement politique, il ne pouvait pas faire plus grand mal à son personnage. Rien de plus cliché que ce portrait-là.
Ne pinaillons pas. S’il flatte la fibre d’un cinéma social, le film de Mahmoud Ben Mahmoud surfe sur le drame des consciences. Ce qui pèse le plus sur son canevas – un pied dans la charge, l’autre dans les raccourcis –, ne réside pas seulement dans sa manière de conduire l’enquête par la voie d’un récit le plus schématique possible. À force de vouloir taper trop fort sur l’ennemi, tout se passe comme si le film se fixait surtout des œillères en se fantasmant au-dessus de ses moyens. On finit devant “Fatwa” par avoir l’impression d’une fiction beaucoup moins lucide qu’elle ne le fait croire.
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