Un groupe de policiers arrêtent un passant, toujours un jeune homme, pour effectuer « un contrôle d’identité ». Ils demandent ce qu’il fait là, puis après l’avoir fouillé en public, ils lui intiment l’ordre, souvent avec des mots brutaux, de revenir de là où il vient, du quartier ou de la région qui est indiquée sur sa carte d’identité nationale. Le déroulé est presque toujours le même. C’est du moins ce qui ressort des témoignages que nous avons recueillis. Cette scène se répète inlassablement dans les rues de Tunis. Elle reste pourtant difficile à nommer. Si ceux qui en sont victimes la caractérisent volontiers par des mots comme hogra (mépris), t’hantil (humiliation induite par la hogra), chméta (malveillance préméditée), estefzéz (provocation), la pratique en elle-même, elle, n’a pas de nom. Une difficulté à nommer qui vient accroitre la difficulté à politiser une affaire qui l’est pourtant au plus haut point si l’on prête attention aux cibles de ces contrôles : les jeunes hommes habitants les quartiers populaires et les régions marginalisées.

Jeunes devant les marches du Théâtre Municipal à l’Avenue Bourguiba. Crédit photo : Malek Khemiri

« Pourquoi elle peut s’assoir elle ? »

Avenue Habib Bourguiba, début d’après-midi. Deux pots de fleurs sont venus recouvrir l’endroit où Mouna Guebla s’est faite explosée la veille. La présence policière est multipliée, les lieux de stationnements sont plus nombreux, entourés de barrières, formant comme des ilots dans une avenue où les signaux de talkie-walkie saturent l’atmosphère. Je m’assoie par terre, sur le perron d’une banque, juste derrière un groupe de policiers stationnés au coin avec la rue de Grèce, dans l’espoir de pouvoir entendre ce qui se dit en cas d’éventuel « contrôle d’identité ». Un policier me voit, se détache du groupe pour savoir ce que je fais là, demande à voir le contenu de mon sac à dos puis, une fois le sac vérifié, me laisse tranquille. Quelques minutes plus tard, quatre garçons, ne dépassant pas les dix ans à vue d’œil, s’assoient eux aussi derrière les policiers, sur le même bout de marbre que moi. Les policiers réalisent leurs présences au bout de quelques secondes, et sans la moindre hésitation, l’un d’eux leur crie « Qu’est ce que vous faites là, vous ? Rentrez chez vous ». Les garçons s’en vont sans discuter. Quelques minutes plus tard, les policiers aussi s’en vont. Alors, les garçons réapparaissent, je les entends demander « Pourquoi elle peut s’asseoir, elle ? », en me regardant avec colère. Ils font là l’expérience tranchante, irrévocable, de l’injustice, du traitement différencié, discriminant et surtout, injustifié, puisque de toute évidence, si j’ai pu m’assoir là, il n’y a aucune raison pour qu’eux ne le puissent pas. Ces garçons n’avaient évidemment pas de carte d’identité, mais, quelque chose en eux, les a rendus non seulement indésirables aux yeux de ces trois policiers mais surtout, légitimes « à renvoyer » de là où ils viennent, c’est-à-dire, à Jbel Jelloud, quartier populaire du sud de Tunis, comme ils me l’ont indiqué eux-mêmes. Cette facilité à renvoyer ces enfants, fait écho à la facilité à contrôler les jeunes adultes. Nul doute, en effet, que dans quelques années, ces garçons seront contrôlés, fouillés et à nouveau, renvoyés, comme si un visa sans nom venait leur interdire l’accès à l’Avenue. C’est que le fait d’être domicilié dans un quartier populaire, une région intérieure, sont les principales sources du stigmate, d’après les sociologues Hayet Moussa et Imed Melliti qui viennent de publier un ouvrage collectif intitulé Quand les jeunes parlent d’injustice dans lequel plusieurs enquêtés évoquent la question du contrôle policier.

Crédit photo : Mourad Ben Cheikh Ahmed

Outre la localisation, il importe de noter que les contrôles policiers dans la rue ne touchent que les garçons, si bien que Lotfi, un jeune homme de 19 ans, de Bab el Khadra qui dit s’être retrouvé dans tous les commissariats des environs me dit en riant : « Un de ces jours, il faudrait que je m’habille en fille pour aller où je veux ». Lotfi a subi son premier « Qu’est-ce que tu fais ici ? » à 14 ans, aux abords de la Médina. Il ne compte plus les contrôles policiers depuis, si bien qu’il a élaboré quelques techniques. « Je suis toujours en survêtement, je me sens mieux dedans mais quand je veux sortir sans qu’ils me contrôlent, je vais me raser la barbe, mettre un jean, des lunettes de soleil », explique-t-il en me montrant quelques photos de son look travaillé pour éviter les policiers. D’autres ont jeté l’éponge, abandonnant d’avance l’idée d’aller dans certains quartiers. « Je sais que les flics vont m’ennuyer dans certains endroits, donc j’évite », nous confie Sami, qui explique qu’il lui arrive de se faire contrôler dans son propre quartier, à Borj Louzir : « Une fois, il y en a même un qui m’a demandé pourquoi ma casquette était à l’envers. En quoi ça le regarde ? ». De manière générale, les personnes qui ont bien voulu parler de leur expérience soulignent l’aspect humiliant et injustifié des fouilles en public, une certaine brutalité dans les mots, surtout chez les plus jeunes policiers. Certains évoquent des provocations préméditées pour ensuite coller un procès-verbal pour outrage à fonctionnaire. Les chercheurs Melliti et Moussa évoquent quant à eux, « la rage enfouie » qu’ils ont rencontré chez leurs interlocuteurs lors de leur terrain : « Ils se sentent impuissants face aux policiers. Et le résultat de tout ça, c’est que ces jeunes hommes ne se sentent pas les bienvenus, pas à leur place, exclus et surtout, surtout, confinés ».

Un contrôle politique qui peine à être contré comme tel

Ces récits collent presque trait pour trait avec ceux des victimes de « contrôle au faciès » en France. Difficile de circuler dans une ville française sans remarquer en effet que les contrôles des policiers postés dans les rues et les gares ciblent particulièrement des hommes noirs, arabes et rroms, pratiquant souvent des fouilles humiliantes sous l’œil des passants. Si un rapprochement gagne à être fait avec la situation des jeunes hommes racisés en France, il convient toutefois de prendre certaines précautions. « On ne peut pas vraiment parler contrôle au faciès en Tunisie, ou de racisme d’Etat : les discriminations ne sont pas d’ordre ethnique », soutiennent Moussa et Melliti. Toutefois, on peut arguer que ces contrôles sont discriminatoires dans la mesure où ils visent des individus selon des paramètres biaisés tel que la manière de s’habiller ou la provenance du train ou du métro dont ils viennent de sortir.

Un dessin de Sadri Khiari

Si depuis quelques années en France ces contrôles font l’objet de procès intentés à l’Etat et de campagnes pour leur abolition, campagnes s’appuyant sur la notion encore peu acceptée de « racisme d’Etat», en Tunisie, ces contrôles peinent à être politisés. Les abus policiers sont dénoncés en règle générale, mais le fait que ces contrôles et les abus qui en découlent touchent plus particulièrement des jeunes hommes issus des quartiers populaires et des régions intérieures est rarement articulé comme une question politique à part entière, à lier à la question des inégalités entre les régions et à celle de la lutte des classes. Cette évidence est comme noyée dans la dénonciation générale des abus. Il est à ce titre remarquable de constater à quel point la mort d’Aymen Othmani à Sidi Hassine n’interroge pas sur la facilité avec laquelle les douaniers ont tiré en pleine journée et à balles réelles dans les rues d’un quartier populaire. Auraient-ils eu la même absence de scrupules dans un quartier de classe moyenne ou aisé ?

En somme, cette absence de problématisation politique rend le sujet au mieux mal posé, au pire, invisible. Nombreuses sont les victimes croisées qui ont refusé d’en parler, ou ont eu du mal à en parler, par peur mais aussi par pessimisme. Si bien qu’en écoutant ma conversation avec Sami de Borj Louzir, son voisin de table, qui se révèlera être lui-même régulièrement victime de contrôles policiers n’a pas pu s’empêcher d’intervenir avec ces mots : « Ton sujet est pourri, ça n’intéresse personne, tout le monde s’en fout. Ça ne changera jamais ». Et il est à craindre qu’il n’ait au fond pas tort, du moins tant que cette question n’est pas mieux cadrée politiquement.