Entouré de terrains vagues, le Centre de Formation et de Promotion du Travail Indépendant (CFPT) du Kram n’a rien de particulièrement attirant. Voisin du lycée technique du Kram, l’emplacement en dit long sur la place que nous accordons à la formation professionnelle. A l’intérieur, plusieurs bâtiments de deux étages pour l’administration et les salles de cours, de grands entrepôts où sont installées les machines nécessaires aux cours pratiques, une petite buvette prise d’assaut à l’heure de la pause, et une cantine (gratuite).
Le CFPT du Kram propose plusieurs formations techniques : menuisier aluminium et PVC, monteur dépanneur frigoriste, technicien en froid commercial et climatisation, soudeur, technicien en montage et entretien des ascenseurs, technicien en maintenance industrielle, électromécanicien, technicien en maintenance électronique des systèmes automatisés et soudeur à l’arc. Mais ici, on accorde également une grande importance aux compétences transverses telles que les langues ou la création de projets. « Notre objectif est de permettre aux jeunes diplômés d’un CAP ou d’un BTP de créer leurs propres entreprises », explique la directrice Houyem Zgolli. « Les formations que nous proposons donnent la possibilité à nos diplômés de se mettre facilement à leur compte pour deux raisons : ce sont des métiers qu’ils peuvent exercer seuls et sans gros investissement de départ ». Et de poursuivre : « nous voulons introduire une nouvelle culture auprès de ces jeunes, qui est celle de l’entrepreneuriat et de l’initiative privée ».
Le centre ou la rue
Cette année, ils sont plus de 400 stagiaires à être inscrits. Les plus jeunes ont 16 ans. Dans la grande cour, à l’heure de la pause, ils sont nombreux, adossés au seul mur exposé au soleil, cigarette à la main. La surveillante les salue, un à un. Puis fusent les questions ou les réclamations : « Pourquoi Madame untel n’est pas venue aujourd’hui ? », « L’absence de l’autre jour, s’il-vous-plait, ne me la comptez pas ! », « J’ai eu un souci hier, je n’ai pas pu venir, vous pourrez en parler au formateur ? », etc. Elle est comme une grande sœur pour eux. Et pour cause : elle cumule plusieurs décennies dans ce centre.
Des stagiaires, elle en a vu passer. Son constat est amer : « bien sûr, je peux vous parler de la minorité qui réussit, qui intègre des grandes entreprises avec un bon salaire ou qui crée sa propre société, mais c’est l’exception qui confirme la règle », regrette-t-elle. « Souvent, ceux qui réussissent ont déjà un projet professionnel en arrivant au centre, pour les autres, c’est plus difficile. Et elle poursuit : « Il y a beaucoup de jeunes issus de milieux défavorisés qui ne croient pas en l’avenir et ne savent même pas pourquoi ils sont là. Ils ne rêvent que d’une chose : quitter le pays ». Les stagiaires du Centre de Formation et de Promotion du Travail Indépendant du Kram semblent particulièrement vulnérables : pauvreté, drogue, violence. « Aujourd’hui nous avons une image péjorative de ces centres car ce sont souvent des jeunes en grande difficultés qui viennent ici. C’est un cercle vicieux, car finalement on ne fait que reproduire les inégalités sociales », remarque un formateur.
De l’espoir, lui non plus n’en a pas beaucoup. « Le contenu de la formation n’est pas du tout adapté à notre réalité : lorsque je dois quotidiennement faire face à des stagiaires violents, ou à des jeunes de 16 ans qui ouvrent leur page Facebook pour recopier leur prénom sur la feuille d’examen, il y a de quoi désespérer. On tient le coup parce qu’on sait que si ces jeunes quittent le centre, c’est la rue qui les attend ». Il n’hésite pas d’ailleurs à tacler, avec ironie, le ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi : « j’aimerais bien avoir dans ma classe des stagiaires comme ceux qui ont été reçu par Madame la Ministre ».
La formation professionnelle, un antidote au chômage ?
Pourtant, depuis 2016 déjà, alors secrétaire d’Etat à la Formation professionnelle, Sayida Ounissi, devenue ministre le 14 novembre 2018, n’a cessé de plaider pour une refonte de la formation professionnelle. Lors de son intervention à l’Assemblée des Représentants du Peuple, en novembre 2018, elle a annoncé que 24% du budget de son ministère sera dédié à la formation professionnelle. Lundi 04 mars, le coup d’envoi d’une vaste campagne, baptisée Innajim, a été donné par Ounissi à la Cité de la culture. Cette opération de communication vise à revaloriser ce qui semble être le parent pauvre du système éducatif.
La réforme, qui tient en 14 axes, a pour objectif principal une meilleure employabilité des jeunes diplômés. Et ce par l’adaptation des formations aux besoins du marché du travail. Avec un taux de chômage qui touche 32% des jeunes, nul ne songerait remettre en cause l’intérêt d’une telle réforme. Selon l’Observatoire National de l’Emploi et des Qualifications, 65% des jeunes ayant suivi une formation professionnelle ont trouvé un emploi, 27,4% sont au chômage et 7,6% sont inactifs. Un taux de chômage comparable à celui des diplômés de l’enseignement supérieur qui est de 28,8 %. Alors pourquoi encourager l’un plutôt que l’autre ? Pourquoi la formation professionnelle serait un levier stratégique de lutte contre le chômage lorsque les diplômés de CAP, BTS et BTP sont eux aussi touchés de plein fouet par la crise de l’emploi. Et condamnés à des petits salaires. En effet, si nous regardons de près la grille salariale des entreprises privées, dans le domaine du câblage par exemple, il n’y a pas de quoi se réjouir : un jeune diplômé d’un CAP ne peut prétendre à plus de 500 dinars net. Pour un BTP, le salaire ne dépassera pas les 600 dinars nets.
La solution serait donc qu’ils se tournent vers l’auto-entrepreneuriat en créant leur propre entreprise ? Actuellement, parmi ceux qui ont trouvé un emploi, 62% sont salariés, 29% ont une activité occasionnelle et 9% ont créé un projet. Encore trop peu pour la ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi qui a récemment insisté sur le besoin de développer « une culture entrepreneuriale auprès des jeunes ». Elle voit dans les centres de formation professionnelle le lieu idéal du développement de cette culture, et assure qu’ils sont « aujourd’hui des lieux d’incubations ».
Entre espoirs et désillusions
Les formateurs rencontrés au CFPT du Kram aimeraient y croire. « Les jeunes qu’on oriente vers la formation professionnelle sont en échec scolaire, c’est un fait. Mais pire encore : ils ont souvent d’importants problèmes de comportements. Affirmer à tout va qu’ils peuvent devenir entrepreneurs est un mensonge. Ils n’ont pas les codes pour ! », déplore un formateur en aluminium et PVC. A ses côtés, un collègue s’étonne : « qu’autant d’attentes soient placées dans les centres de formation professionnelle, alors même qu’une fois arrivé à ce stade, il est déjà trop tard ». Et d’ajouter : « je ne suis pas en train de condamner ces jeunes. Je dis juste qu’il faut agir avant qu’ils atterrissent ici ». Lorsqu’on évoque la Réforme du Dispositif National de la Formation Professionnelle, les formateurs répondent en cœur : « des réformes, on en entend parler tous les ans, mais rien de change pour autant ». La directrice du CFPT du Kram est plus optimiste. « Nous avons entre nos mains des jeunes qui veulent s’en sortir, sinon ils ne seraient pas là. Et justement, un des objectifs de la réforme est d’améliorer l’accompagnement des stagiaires. A 16 ans, tout est encore possible », affirme-t-elle.
Pour autant, comment ignorer qu’il existe aujourd’hui de profonds mécanismes de marginalisation de la formation professionnelle. En effet, les probabilités d’intégrer les filières professionnelles, plutôt que celles de l’enseignement général, restent très dépendantes de l’origine sociale de l’élève. Rendre la filière plus attractive à travers des campagnes de communication ne suffira pas à réduire le primat de l’enseignement général sur l’enseignement professionnel. Car quoi qu’on en dise, les diplômes professionnels, dans la très grande majorité des cas, ne permettent pas d’espérer autre chose que le salariat d’exécution, qui n’offre que précarité et revenus très modestes. Il semblerait donc que la formation professionnelle serve davantage à huiler la machine économique plutôt qu’à créer des vocations et des métiers qui permettent aux jeunes de vivre dignement. Si la réforme permettra sans aucun doute de désengorger les universités et d’améliorer les indicateurs du chômage des jeunes, elle risque de créer de nombreux malentendus.
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