Entre le 13 février et le 30 mai 2019, ce sont 12 communes qui ont été touchées par les démissions de la majorité des membres de leurs conseils municipaux. 9 d’entre eux ont été dissous : Souk Jedid (Sidi Bouzid), El Ayoun (Kasserine), Bardo (Tunis), Soukra (Ariana), Bohra et Sers (Le Kef), Thibar (Béja), Naassen (Ben Arous) et Kesra (Siliana). Les conseils de Feriana (Kasserine), Kalaat al Andalous (Ariana) et Jbeniana (Sfax) ont également annoncé leur démission à la majorité.
Comme l’indique le Code des collectivités locales (CCL), la démission de la majorité absolue des membres d’un conseil municipal entraîne sa dissolution. Le conseil doit en informer le gouverneur : ce dernier peut jouer un rôle d’arbitre, bien que les procédures de coordination entre pouvoirs régionaux et locaux soient encore floues. 15 jours après, si aucune solution n’a été trouvée, ce dernier doit alors le signaler à l’ISIE qui notifie la dissolution officielle du conseil. « Un comité provisoire doit être créé, puis des élections partielles doivent avoir lieu, le tout sur une période de 90 jours. Le comité est désigné par décret pour 6 mois renouvelables une fois », précise Youssef Abid, assistant de projet pour l’association Al Bawsala. Aucun comité provisoire n’a été créé d’après nos informations, mais plusieurs élections municipales partielles sont en cours d’organisation. Le nouveau conseil de Souk Jdid a été élu le 26 mai dernier, tandis qu’elles sont prévues le 14 juillet au Bardo et les 17 et 18 août pour Sers, El Ayoun et Thibar.
A la recherche de la légitimité électorale
Au total, ce sont plus de 140 élus qui ont démissionné. Selon les données d’Al Bawsala, la majorité d’entre eux appartiennent à des partis, Nidaa Tounes en tête, et sur les 12 maires remis en cause, la moitié vient d’Ennahdha. Absence de mécanismes démocratiques et participatifs, prise de décision unilatérale du président du conseil, manque de transparence dans la gestion financière, soupçons de corruption et autres infractions, « les raisons officielles données à travers les différents communiqués sont presque toutes les mêmes. En tout cas, les dysfonctionnements entre présidents du conseil et conseillers sont le dénominateur commun », résume Youssef Abid. L’organisation Al Bawsala, qui prévoit de visiter les communes touchées à partir du mois de juin, ne se dit pas convaincue par ces arguments. « Il faut se demander quel impact a le paysage politique législatif sur la composition actuelle et future des conseils municipaux ? Et comment ces conseils élus perçoivent leurs propres rôles ? Ils sont dépendants du pouvoir législatif et on peut considérer qu’ils le reflètent », poursuit Abid.
A l’heure où les stratégies partisanes se réorganisent en vue des élections législatives et présidentielles prévues dans quelques mois, les municipalités pourraient en effet suivre le même mouvement, voire apparaître comme des passerelles locales pour gagner des électeurs au niveau national. En témoigne la présentation aux élections partielles du Bardo de deux listes d’un même parti, Nidaa Tounes, divisé en deux suite à des dissensions internes. L’ISIE avait alors rejeté cette double candidature, dans un souci de représentativité et de respect de la loi électorale. Le 28 mai, le Tribunal administratif a accepté le recours du parti sur la forme et l’a rejeté sur le fond – une affaire qui pourrait se poursuivre devant la Cour d’appel. Autre exemple à Souk Jedid, où les résultats des élections partielles font état d’un taux de participation relativement faible et d’un émiettement du vote. Elles donnent au parti Tahya Tounes, qui n’existait pas lors des élections municipales l’année dernière, 8% des votes.
Pour Adnene Bouassida, maire de Raoued et président de la Confédération Tunisienne des Maires (Cotumaires), les calculs politiques sont effectivement une des causes de cette vague de démissions. « La loi stipule que les commissions sont octroyées selon la légitimité électorale. Donc ceux qui cherchent la légitimité électorale veulent dissoudre les conseils. C’est malheureux car ce sont les intérêts des partis qui priment et non l’intérêt commun », note-t-il, « cela représente une perte de temps, d’argent, de programme et de services, dont les résultats sont palpables ». La confédération compte d’ailleurs présenter un projet de loi spécifique à cette situation et qui consiste à interdire les démissionnaires de se représenter. Pour Adnene Bouassida, « ils n’ont pas su gérer leurs différends. Et si cette loi est acceptée, personne ne va démissionner »
Incompréhensions autour du travail municipal
Sur 350 communes, ces démissions sont encore des « cas isolés », souligne Youssef Abid. « On doit s’attendre à d’autres vagues, alors on pourra voir si c’est une stratégie partisane ou un effet domino ». « Cela fait déjà beaucoup et d’autres sont à venir », annonce quant à elle l’attachée de presse de l’ISIE, « nous pensons qu’il y a un quiproquo entre les conseils municipaux et la loi qui a été mal comprise ». Chez Al Bawsala également, ce phénomène trouve une explication dans « une mauvaise compréhension de la part des présidents de leur rôle dans le cadre du code des collectivités locales ». Adoptée 10 jours avant le scrutin, le CCL n’a pas été bien assimilé par les élus qui se sont présentés sans avoir connaissance ni de leur rôle, ni de leurs compétences. A l’heure actuelle, seuls 9 décrets du CCL sur 38 ont été publiés. Or ceux-ci touchent à tous les aspects du travail municipal et notamment ceux mis en cause par les conseillers démissionnaires : budgétisation, régime comptable, marchés publics, liens avec le gouverneur, avec la police municipale, mécanismes de participation citoyenne… Un retard décisif qui vient s’ajouter à l’« héritage d’une culture organisationnelle très centralisée et d’une personnification des conseils au profit du président », décrit Abid. Aboutissant à des situations conflictuelles entre élus, gouverneurs et maires, mais aussi avec les ministères d’un Etat toujours aussi centralisé.
Interrogé sur les diverses accusations portées à l’encontre des maires, la position de la Cotumaires est claire : « nous pensons que la loi électorale doit changer », énonce Adnene Bouassida, « on n’est pas obligé de trouver des compromis pour être maire, c’est le parti qui est arrivé en premier lors du vote qui devrait mener la barque. Le maire doit pouvoir prendre des décisions tout seul, il est le président du conseil et le président de l’administration », estime-t-il. Autre motif de mise en cause des maires : l’interdiction qui leur est faite par le CCL de cumuler leur fonction avec un poste dans le secteur privé. « Nous sommes 60 maires dans cette situation. Aucune loi à ce sujet n’avait été promulguée lorsque les candidatures ont été présentées. C’est une loi faite pour éliminer certaines personnes », considère le maire de Raoued.
Alors que les démissions ont continué jusqu’à la fin du mois de mai, le président de l’ISIE Nabil Baffoun a demandé à l’ARP de reporter les élections municipales partielles en 2020, après les échéances législatives et présidentielles déjà prévues en fin d’année. Les organiser dans les délais réglementaires risquerait d’engendrer des taux de participation très faibles et « épuiseraient les efforts de l’ISIE » au vu de la logistique requise et du coût des élections partielles – 50000 dinars chacune minimum. Un amendement électoral sera nécessaire, initié par le gouvernement ou les députés. Pour sa part, « la Cotumaires salue cette décision. Ça fait réfléchir les détracteurs, ça a apaisé l’atmosphère de certains conseils, d’autres ont retiré leur démission ».
Au-delà des questions techniques, le bon fonctionnement des municipalités s’attache à d’autres aspects. « Il n’existe pas de vision durable de la part du ministère […] Pour réussir, les communes doivent être dotées de ressources humaines et financières propres », estime Youssef Abid.
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