Sabrina, 30 ans, a accouché il y a 6 ans d’un premier enfant. Elle a longtemps hésité avant de nous livrer son témoignage. « Je le fais pour encourager d’autres femmes à témoigner, mais aussi pour guérir, car j’aimerais trouver le courage d’accoucher une deuxième fois ». Le cauchemar commence en arrivant à la clinique, dans la banlieue sud de Tunis, alors qu’elle vient de perdre la poche des eaux. A peine arrivée, elle est installée dans une pièce, seule. « Je me retrouve isolée, sans aucune information. Pas même un sourire ou un mot d’encouragement. On m’a uniquement demandé le nom de mon médecin et la date du terme ». Au bout d’une trentaine de minutes, une sage-femme apparaît dans la chambre, et d’un ton désagréable lui demande pourquoi elle ne s’était pas encore changée. Timide, Sabrina, s’exécute. « Une fois habillée de la blouse bleue, la sage-femme me demande de m’installer sur le lit et là, avec l’aide d’une infirmière, elle commence à me faire une série d’examens sans m’indiquer quoi que ce soit. Puis tout d’un coup, je ressens une douleur si forte que je pousse un cri et me redresse et c’est là que l’infirmière s’approche de moi en me bloquant les épaules de façon à ce que la sage-femme puisse terminer son travail ». C’est le fameux toucher vaginal non consenti qui reviendra dans de nombreux témoignages.

Des actes exercés sans consentement

« Est-ce difficile de dire à la patiente que l’on va pratiquer tel ou tel geste ? », s’interroge Sabrina qui se souvient encore de la réaction de la sage-femme : « Vous voulez accoucher, oui ou non ? Alors laissez-moi faire mon travail ». Encore une fois, Sabrina laisse faire. Mais elle sait, au fond, qu’elle vient de perdre toute confiance en elle-même : « tout d’un coup, je me suis sentie incapable de tout ». Les contractions se font de plus en plus fortes et douloureuses. L’anesthésiste vient alors lui poser la péridurale. Il balance à une infirmière : « je n’ai jamais vu une peau aussi grasse ». Sabrina, épuisée, se met à pleurer.

Une nouvelle sage-femme débarque, prend la peine de lui expliquer qu’elle va remplacer sa collègue et s’étonne de voir Sabrina effondrée. « C’est l’émotion, c’est normal. Mais vous allez devoir vous ressaisir, car on va commencer à pousser, votre médecin ne va pas tarder à arriver », lui dit-elle. A sa grande surprise, la sage-femme lui demande d’arrêter de pousser : « elle a commencé à paniquer parce que le bébé était là, mais pas le médecin, je crois même qu’elle retenait sa tête avec ses mains. De mon côté, je ne comprenais rien, chaque fois que je poussais elle se mettait à me crier dessus, alors que quelques minutes auparavant elle m’engueulait parce que je ne poussais pas assez ! ». Dans la seconde où le médecin est arrivé, le bébé est sorti. Il est directement emmené par une infirmière. Sabrina demande alors à l’équipe médicale qui l’entoure si son bébé va bien. Personne ne lui répond. Tous sont agglutinés autour du médecin. Prise de panique, la jeune maman se met à pleurer et demande à voir son bébé. Un homme, « sorti de je ne sais où », me dit : « on ne va pas faire d’exception pour vous parce que vous pleurez. Votre bébé va bien, c’est l’essentiel, vous aurez tout le temps d’être avec lui plus tard ». De retour à la maison, Sabrina fait une dépression et se sent incapable de s’occuper de son bébé. Elle a l’intime conviction que son état est lié à la façon dont l’accouchement s’est déroulé.

Sensibiliser et informer les futures mères

Comme Sabrina, de plus en plus de femmes brisent le silence et racontent les coulisses de leur accouchement. S’il est difficile de quantifier le phénomène, les témoignages en disent long sur certaines pratiques. Dorra Ladjmi, coach spécialisée dans l’accompagnement périnatale, se réjouie que la parole se libère : « on a trop longtemps intégré le fait que toutes ces violences étaient normales, et c’est certainement ce qu’il y a de pire. Dans les cours de préparation à l’accouchement, on les sensible à toutes ces violences potentielles. Elles doivent savoir qu’une césarienne non-justifiée est une violence, un toucher vaginal ou percer la poche des eaux sans prévenir la future maman aussi. Imposer la péridurale l’est également tout comme chaque acte réalisé sans le consentement de la femme ». Elle aussi, dans le cadre de formations réalisées au sein d’hôpitaux et de cliniques, elle en a entendu et vu des choses. « J’ai connu une femme qui a fait du vaginisme suite à un toucher vaginal alors qu’elle dormait, elle l’a vécu comme un viol », s’insurge Dorra Ladjmi. Il y a aussi ce gynécologue qui lui a un jour confié : « J’accepte les femmes étrangères qui ne veulent pas de péridurales, mais pas les Tunisiennes, elles sont hystériques ». Face à de telles violences, physiques et psychologiques, une association est en train d’être créé pour lutter contre ces pratiques et sensibiliser les mères et futures mères sur leurs droits.

Quand l’accouchement tourne au cauchemar

C’est par le biais d’une sage-femme que nous rencontrons Chiraz. Elle a accouché il y a moins d’un mois dans un hôpital de la banlieue de Tunis. Ce jour-là, il y a eu beaucoup d’accouchements et les sages-femmes étaient -comme c’est souvent le cas- en sous-effectif. Lorsque Chiraz arrive, les contractions sont déjà fortes. Une infirmière l’emmène dans ce qu’elle pense être un long couloir, et lui tend une chaise (« il y avait des femmes par terre », précise-telle). L’infirmière lui caresse l’épaule et lui dit : « je dois y aller, courage, on vous appellera dès qu’une sage-femme se libère ». Ce fut la seule parole réconfortante. « On était 10, peut-être 15, à gémir sans que personne ne se soucie de nous », se souvient la jeune mère. Quelques heures plus tard, alors que les contractions sont douloureuses et de plus en plus fréquentes, Chiraz, aidée par « une infirmière et le mur » se dirige vers une pièce où déjà 4 femmes sont en train d’accoucher. Seul un rideau les sépare. Elle cherche un lit disponible, mais il n’y en a pas. Elle s’allonge alors à même le sol en attendant qu’on prenne soin d’elle.  « J’avais extrêmement mal. A chaque contraction, j’avais l’impression de perdre connaissance et en même temps je sentais le bébé descendre. J’ai eu une crise d’angoisse, alors je me suis mise à crier et à supplier les sages-femmes de s’occuper de moi ». On lui répond de se taire. Elle n’y arrive pas. La sage-femme qui donnera naissance à son bébé, s’approche d’elle, lui prend violemment le bras et la menace : « tu te tais où je ne m’occupe pas de toi. Il y a dehors des dizaines de femmes qui attendent ». Quelques minutes plus tard, sa fille est née sur un lit qui n’a pas été désinfecté et dont les tâches de sang des accouchements précédents étaient encore visibles. Entre les cris de douleurs des mères, les injonctions des sages-femmes, les pleurs des bébés et le sang sur les lits, au sol et sur les murs, Chiraz confie non sans ironie : « j’aurais accouché dans un contexte de guerre, ça aurait été pareil ».

Le corps médical pointé du doigt

Pour le gynécologue-obstétricien et membre de la Société Tunisienne de Gynécologie Obstétrique, Dr Mohamed Aymen Zakraoui, la responsabilité est partagée : « nous sommes dans un cercle vicieux… le corps médical est en sous-effectif permanent. Les sages-femmes perdent patience et ne sont pas formées pour accompagner psychologiquement les femmes qui vont accoucher. Ces dernières n’ont pas accès à des cours de préparation à l’accouchement qui leur permettrait de mieux gérer la douleur, mais il y a aussi la pression de la famille qui attend. C’est difficile pour tout le monde, y compris pour les médecins ». Et de préciser : « dans les hôpitaux, il y a en moyenne 3 sages-femmes pour 10 patientes ! ».

Des sages-femmes, certaines ont d’ailleurs jeté l’éponge. C’est le cas de Ramla, qui exerce désormais à l’étranger. « En Tunisie, on ne nous apprend pas à être des sages-femmes, mais des ‘femmes-bouchers’ », écrit-elle. Des histoires, elle en a à la pelle. Il y a cette femme, venue accoucher pour la première fois, à qui la sage-femme lui a dit, tout en lui donnant des coups sur les jambes : « dezz ya ihoudeya bch to9tel weldekk, yehelkek ! ».1 Il y a toutes celles qui subissent des épisiotomies – incision partielle du périnée –  sans anesthésie et à qui l’ont demande de se taire. Elle se souvient de cette femme qui venait de subir une épisiotomie et dont l’interne était d’une grande agressivité: « après la délivrance, il s’est rendu compte qu’il manquait un bout de placenta, il a donc été obligé de mettre sa main dans le vagin de la jeune femme, alors que l’épisiotomie était encore ouverte. La patiente hurlait, ce qui est normal car c’est un niveau de douleur extrême. Une fois qu’il a terminé son travail, l’interne a retiré ses gants pleins de sang, et les a jeté à la figure de la jeune femme en lui disant : ‘maktharkom taerfou ken tetcha9ensou’.2 J’en ai pleuré ». Ramla se souvient aussi de cette sage-femme, la voyant s’appliquer pour faire des points de suture à une maman : « met davantage d’espace entre chaque point, ce n’est pas de la broderie ! ».

Les épisiotomies sont pratiquées de façon quasi-systématique : près de 90% pour un premier accouchement, selon le Dr Zakraoui. Pourtant, de nombreuses études ont démontré les séquelles physiques et psychologiques de cet acte. Il y a plus de 20 ans, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommandait déjà de « mettre un terme à la pratique excessive » de l’incision. Pour Dorra Ladjimi, le nombre élevé d’épisiotomie, comme celui des césariennes, est lié à une « mentalité » qui consiste à « privilégier le confort du médecin au détriment de la patiente ». Et de poursuivre : « les mots d’ordres sont rapidité et maîtrise ». Dorra Ladjimi se bat pour que les femmes se réapproprient leurs corps et soient pleinement actrices de leur accouchement. « Dans la très grande majorité des cas, les femmes n’ont pas besoin d’être mutilée pour donner la vie, mais nous avons des praticiens qui depuis des générations banalisent certaines pratiques et prônent les accouchements ultra-médicalisés », regrette-t-elle. La solution ? « Que les femmes s’informent davantage et ne laissent pas le corps médical appliquer un protocole dont elles ignorent les conséquences ».

Equipe de l’Unité de Préparation à la Naissance et à la Parentalité de l’hôpital Mongi Slim en plein travail

Ça commence à bouger

A l’hôpital public Mongi Slim (La Marsa), les choses commencent à bouger : une nouvelle unité de préparation à la naissance et à la parentalité (UPNP), composée de médecins, sages-femmes et psychologues, mène un véritable combat pour promouvoir l’accouchement physiologique et améliorer les conditions de naissance. Afin de mieux comprendre le vécu et les besoins des femmes, l’UPNP a réalisé une enquête auprès de 170 femmes. La conclusion est sans appel : l’accouchement est vécu comme une expérience traumatisante. « Si c’était les hommes qui accouchaient, les choses ne se passeraient pas de la même manière », s’indigne Dr Kaouther Dimassi, membre très active au sein de l’UPNP. « Notre enquête a démontré qu’aucune information n’est donnée à la femme qui vient accoucher, c’est l’inconnu le plus total. Elles arrivent à la maternité avec beaucoup d’appréhensions et plus inquiétant encore, elles confient avoir peur de mourir : l’accouchement est associé à la mort ! », poursuit la gynécologue.

Cours de préparation à l’accouchement à l’hôpital Mongi Slim

Du côté du corps médical, l’équipe de l’UPNP reconnaît qu’il y a encore beaucoup à faire, surtout au niveau des mentalités : « nous devons expliquer aux femmes l’intérêt de tous les gestes et actes médicaux autour de l’accouchement, les familiariser aux membres de l’équipe, respecter l’intimité et l’autonomie de chaque femme et éviter la séparation de la mère et du nouveau-né à la naissance », énumère Dr Dimassi. Afin de remédier à cette situation l’équipe de l’UPNP tente depuis une année de mettre en place de nouvelles pratiques : cours de préparation à l’accouchement assurés bénévolement par les sages-femmes, formations auprès du personnel médical, réduction de certains actes comme l’épisiotomie ou le toucher vaginal, peau à peau avec le bébé immédiatement après la naissance. Amira Rakkam et Najla Kamassi, sages-femmes et membres de l’UPNP observent d’ores et déjà des changements tangibles : « lors d’un accouchement réalisé avec une femme qui a assisté aux cours de préparation à l’accouchement et qui est aidé par une sage-femme, elle-même sensible au bien-être de la future mère, on ressent beaucoup de sérénité et de confiance. Rien à voir avec les accouchements que  nous avons connu auparavant et qui ressemblaient davantage à un champ de bataille ». Pourtant, le travail effectué au sein de la maternité de Mongi Slim pourrait être davantage généralisé s’il y avait des moyens humains et financiers plus importants.

« La maternité de Mongi Slim fonctionne avec très peu de moyens, or pour améliorer les conditions de l’accouchement il faut mettre en place un programme de préparation intégré au suivi prénatal, augmenter le nombre de sages-femmes, réaménager les salles de travail, les chambres post-partum. Le seul avantage que nous avons, c’est le nombre d’accouchements qui ne dépasse pas les 3000 par an. D’autres hôpitaux, notamment les centres médicaux de niveau 3, accueillent beaucoup plus de femmes, et en particulier les transferts qui provoquent beaucoup de stress au sein des équipes », explique Dr Dimassi. « Pour autant, poursuit-elle, il y a des pratiques qui doivent disparaître quelles que soient les conditions, c’est une question de dignité ».

Notes

  1. Insulte qui sous-entend que la femme ne pousse pas assez et va tuer son enfant.
  2. Insulte en dialecte tunisien où le médecin dénigre les femmes qui accouchent.