« Avant, on distinguait trois couleurs dans la mer : blanc, vert, bleu », énumère Mohamed Moussa Ghammam, un pêcheur de 53 ans, tout en maniant quelques morceaux d’algues séchés. « En cas de tempête, le vent ramenait plein d’algues sur la plage, signe que la mer est en vie. On pouvait y voir les poissons depuis la plage, tellement il y en avait. Et tu ne pouvais pas nager trop loin car il y avait aussi des requins et que les algues étaient si longues qu’elles auraient pu attraper tes pieds » se souvient-il. Autour de lui, la faune sous-marine est maintenant échouée, sans vie, sur ce bout de plage de Rejiche, pincé entre le stade et une foyer universitaire. Aujourd’hui, la couleur a changé. Il n’y a plus de vert… de crabes, moules, mulets ou sabres. Des poulpes et des seiches non plus. Mohamed Moussa, pêcheur depuis son enfance, a dû se reconvertir dans la mécanique industrielle pour subvenir aux besoins de sa famille. D’autres comme lui sont devenus menuisiers : sur les 45 bateaux qui faisaient vivre la commune, il n’en reste que 9, soit une vingtaine de pêcheurs. « Depuis que l’ONAS est arrivé en 1995, nous avons vu l’écosystème se dégrader au fil des jours».
Dans les années 90, l’Office National de l’Assainissement (ONAS) a lancé, sur tout le littoral, un programme de construction de stations d’épuration et de rejet des eaux usées dans la mer après traitement biologique. Le traitement des eaux domestiques de la commune de Réjiche avec celles de Mahdia débute en 1995. Une installation complètement obsolète 25 ans plus tard. « Dès 2007, la station était en surcharge. L’unité de traitement a été conçue pour traiter 10200 mètres cube par jour, ce qui correspondait aux besoins de l’époque, mais aujourd’hui les besoins s’élèvent à 16000m cube en hiver, et entre 27000 et 32000 en été », explique Wael Machghoul, membre de l’association pour l’environnement et le développement de Réjiche. Les quantités qui dépassent la capacité de base sont alors rejetées brutes dans la mer. Et selon l’association, l’émissaire de rejet dans la mer n’est pas conforme aux normes techniques. « Il n’y a pas de canal dans la mer, il est sur la plage. L’ONAS soutient que le canal fait 1km800. En réalité il fait à peine 600 mètres, c’est insuffisant », décrit Wael. Les courants d’eau ramènent donc régulièrement les déchets rejetés sur les côtes au lieu de les emmener au loin. Et ce, alors que ceux-ci ne sont pas entièrement épurés préalablement. A cela s’ajoutent les rejets industriels des entreprises environnantes : boissons gazeuses et usine de pressing « qui rejettent du chlore dans la mer » d’après Mohammed Moussa Ghammam.
« La mer a été dépouillée »
L’activité des quelques pêcheurs restants est chaque jour mise à mal, « les filets de pêche ne durent plus qu’un an au lieu de trois, ils sont rongés par l’eau », dénonce Mohammed. « Les gens tombent malade : les enfants qui se baignent attrapent des conjonctivites, ils ont des problèmes de peau », décrit Wael. « Même les pêcheurs ont des allergies », renchérit Fayrouz Zbidi, directrice de la commission environnement et santé de la municipalité de Réjiche. « Les terrains agricoles pâtissent aussi de la situation : les cultures d’orge et d’un sorgho spécial de Rejiche ont énormément diminué au vu de la pollution de l’eau ».
En 2014, les habitants ont demandé une analyse de l’eau et des sédiments à l’institut Pasteur. « Les résultats ont montré un taux de bactérie très élevé et ont confirmé que la baignade devrait être interdite. La turbidité de l’eau a augmenté, les fonds sous-marins se sont désertifiés. La mer a été dépouillée », résume Nourredine Krifa, président du conseil municipal de Réjiche. Les manifestations se sont multipliées, soutenues par le nouveau conseil municipal. Car face à l’indignation des habitants, les responsables de la station d’épuration sont restés indifférents. « Le directeur régional de l’ONAS était dans le déni total. Il a utilisé des données du ministère de la Santé pour nous dire qu’il n’y avait aucun problème, que la couleur de l’eau était naturelle, que les mauvaises odeurs n’étaient pas mauvaises », relate Fayrouz Zbidi. La liste indépendante élue en 2018 a décidé d’engager un bras de fer avec l’ONAS pour soutenir les revendications des habitants. « C’est la question environnementale qui nous a motivés à nous présenter et nous avons décidé de prendre en charge ce dossier pour défendre le droit des habitants à un environnement propre », raconte Noureddine Krifa. « Réjiche est le point d’impact de la dégradation de l’environnement des alentours. On est conscient de l’immobilité de nos institutions mais ça ne nous arrête pas », ajoute-t-il. La municipalité a porté le problème à l’échelle nationale et les habitants ont spontanément organisé des marches en protestation pendant les mois de mai et juin 2019. Malgré différents accords conclus avec le directeur national de l’ONAS et le ministère de la Santé, rien n’est concrétisé. « Nous avions trouvé un accord pour mettre en place un traitement tertiaire et la valorisation des eaux usées, c’est-à-dire leur réinjection dans les nappes phréatiques ou pour usage agricole, après traitement. Tout sauf le rejet dans la mer », décrit Fayrouz Zbidi, « mais ce n’était que des promesses ». Le traitement complémentaire devait commencer au 1er juin, mais la date arrivée, les détails du projet ne sont même pas communiqués et les études de projet toujours sur le papier.
Les institutions pollueuses entre déni et violences
« Le 9 juin, c’est l’incident environnemental », poursuit Fayrouz, « l’ONAS a rejeté des eaux usées directement sur la plage, sans aucun traitement. La plage est devenue rouille et les citoyens ont bloqué les routes. La municipalité a invité le directeur régional à entamer une enquête. Il est venu sur la plage et a dit qu’elle est propre, que nos photographies datent de l’année dernière, que ce que vous sentez ne sont pas des mauvaises odeurs, c’est le développement naturel de la plage », raconte-t-elle. Samiha Chfaier, mère de famille de 41 ans, a rejoint le comité de crise alors créé par la municipalité et la société civile : « car il n’y a que la mer à Réjiche, rien d’autre. La situation est devenue insupportable car à chaque fois qu’on en parle avec les autorités, ils nient, et nous savons qu’ils mentent ». C’est alors que la confrontation a atteint son paroxysme : face au déni des institutions responsables, les habitants ont manifesté de plus belle et l’Etat a décidé de réagir par la force. Samiha était présente à la réunion convoquée en urgence par la municipalité le même jour, lorsqu’elle a entendu du bruit. « Nous sommes sortis et nous avons vu beaucoup de violence. Je n’avais jamais vu ça auparavant, j’ai cru que j’étais à Gaza, pas à Réjiche. Avec d’autres femmes, nous nous sommes interposées et nous avons demandé aux policiers d’arrêter mais ils ont refusé », témoigne-t-elle, « ils ont épuisé leur stock de gaz lacrymogène sur nos enfants, près des mosquées, sur les balcons des maisons où se trouvaient des bébés ». Pendant trois jours, elle ne pouvait pas respirer normalement. Quatre personnes ont été arrêtées. Depuis relâchées, des poursuites sont toujours en cours.
Les manifestations se sont poursuivies. Le 13 juin, les habitants de Réjiche ont enfin obtenu des accords, en la présence de la municipalité, des ministères de l’Environnement et de la Santé, de l’ONAS, de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) et des agences publiques responsables des littoraux et de l’environnement (APAL et ANPE). « De 9h à 19h, nous avons négocié. Finalement nous avons signé un accord en 13 points », relate Fayrouz. Les promesses précédentes sont réécrites et enrichies, les deadlines raccourcies. Le traitement complémentaire devrait être mis en place toute l’année et l’exutoire sur la mer définitivement fermé. Une nouvelle station d’assainissement sera construite d’ici 2022. Dix jours plus tard, « pas de bonnes nouvelles », nous confie Fayrouz, « l’émissaire marin côtier n’est pas bouché, aucune confirmation sur le début du traitement complémentaire, et il y a encore des odeurs ». Le 24 juin, première date mentionnée dans l’accord en 13 points, toujours rien. La municipalité a donc pris les devants et a bouché elle-même l’émissaire avec du béton.
« L’écosystème marin de Réjiche pourra être régénéré d’ici 25 ans si on supprime l’émissaire maintenant », estime-t-elle. « On ne peut pas être en dehors de cette guerre », annonce le président du conseil municipal, « il faut mettre l’accord à exécution, sinon on attaquera en justice, au niveau national voire même international. Car c’est notre droit à un environnement propre ». Pour le pêcheur Mohammed Moussa, cette future victoire, il ne pense pas la voir un jour. « Le plus important, c’est mes enfants, nos enfants. A Réjiche, on respire la mer, il n’y a rien d’autre ».
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