Elles sont plus discrètes. Quelques unes sont abordées par des connaissances, des discussions conviviales sont ouvertes, rythmant leurs gestes mécaniques de pesage de la marchandise et de paiement. Friperie, fruits et légumes, « malsouka », harissa, chacune son offre.

Dans cette ruée marchande, une jeune femme de petite taille essaie avec fébrilité de se frayer un chemin parmi la foule.  Accoudant un gros sac en plastique, elle peine à garder son équilibre. Le visage rougi par un effort excessif, elle lâche le sac sur un étalage, comme délivrée d’une corvée. Elle déballe dans la foulée le sac contenant des piments verts, en se débarrassant machinalement des gousses pourries. Elle souffle enfin et retrouve la parole. Sa sœur, tenant l’étalage, lui adresse un « merci » expéditif.

Sa sœur s’appelle Fatma. Ses mouvements vifs contrastent avec  son teint terne et sa corpulence maigre. Presque seuls son cou étiré et sa clavicule saillante dépassent la hauteur de l’étalage. Le corps effacé par des vêtements trop amples, elle arbore une chevelure lisse d’une fausse blonde, qui accentue davantage sa pâleur. Son air fragile contraste pourtant avec sa vigueur de marchande, rapide et efficace. Fatma ne sourit pas. Le regard absent. Debout depuis 7h du matin, elle répond, sans lassitude apparente, aux demandes répétitives et similaires des clients. « Que faire sans ce travail !», dit-elle, fataliste. Originaire de Hajeb El Ayoun (gouvernorat de Kairouan), elle a 49 ans dont 14 passés à travailler dans le marché. « Je n’ai pas hésité à tenir cet étalage. Il le faut. Je n’ai pas vraiment le choix. Ici, on m’a toujours acceptée et respectée. Beaucoup connaissent mon histoire », raconte-t-elle.

Selon les chiffres de 2014 de l’Institut national de la statistique (INS), sur une population de 109.672 habitants dans la zone de Sidi Hassine, le taux de chômage est de 16.5%. Ce taux varie selon les sexes : il est de 25.5% chez les femmes contre 12.7% chez les hommes.

En épousant un homme portant un handicap, Fatma dit avoir consenti à une vie de dur labeur. « Je l’ai trouvé ainsi », lance-t-elle. Sa seule fortune était cet étalage acquis par sa mère, il y a 14 ans. « Mon mari ne peut pas tenir debout longtemps, ça lui cause une douleur intense qui l’empêche de marcher », explique-t-elle. Son mari, originaire de Siliana, revient de loin. Avant, il était sur une chaise roulante, avant de se faire opérer et de retrouver ses pas.

Il s’appelle Noureddine. En 2002, il était vendeur d’alcool au noir. Selon Fatma, il s’arrangeait avec les policiers pour son commerce, à coups de pots de vin. « Ce sont les policiers qui l’ont renversé par leur véhicule après un accrochage. C’était à l’époque de Ben Ali. Naturellement, justice n’a pas été faite », se souvient-elle. Depuis 17 ans, il en porte les séquelles avec trois opérations et un handicap quotidien. Fatma en a gros sur le cœur. Elle nous raconte les péripéties qui l’ont amené à ce marché d’un trait tout en poursuivant son travail. Entre deux marchandages, elle reprend la parole, avide de s’exprimer. Sa peine s’est cristallisée dans les tergiversations de l’Etat à leur accorder un carnet de soin. Elle brandit nerveusement la carte d’handicapé de son mari. « Ceci prouve qu’on y a droit mais on nous traite comme si on n’est pas des Tunisiens, pas des citoyens », s’indigne Fatma.

Quelques connaissances parmi ses clients lancent : « Pauvre femme, on connait son histoire »,  «elle se sacrifie pour faire vivre ses petits ». Fatma a en effet deux enfants : un garçon et une fille, âgés respectivement de 12 et 10 ans. « C’est pour eux aussi qu’on se bat pour le carnet de soin ».

En parlant de son fils, elle décrit un enfant asthmatique qui tiendrait cette maladie de sa mère. Fatma montre pudiquement ses médicaments : un appareil inhalateur et des comprimés. « Je les achète tous  les mois alors que j’aurais pu m’en procurer gratuitement avec le carnet », nous confie-t-elle. « Entre mes soins, ceux de son mari et de mon fils, c’est une grosse somme d’argent à dépenser tous les mois. Nous ne sommes pas riches », poursuit-elle, en finissant toujours ses phrases par un « Hamdoullah » (Dieu merci), résigné. Fatma demeure pourtant combative malgré les interminables va-et-vient de son mari pour solliciter le carnet de soin et ses plaintes quant à l’argent dépensé lors de ses déplacements infructueux. «A chaque fois, on lui demande une paperasse et il répond à leur demande ».

Fatma reçoit quelques aides de ses amis, dit-elle. « Je ne peux pas compter sur l’aide de nos familles. Leur situation n’est pas meilleure que la nôtre. Ils ont leurs vies et leurs soucis, leurs enfants à charge », raconte-t-elle. Elle ne dit compter que sur l’aide provisoire de sa sœur pour le transport de la marchandise. Amenée à s’occuper de leur père malade à Hajeb El Ayoun, la sœur vient prêter main forte à Fatma quand c’est possible. « Mon mari peut tant bien que mal aller s’approvisionner à Bir El Kasaa, mais il lui faut de l’aide pour transporter la marchandise », explique-t-elle.

Nourreddine apparait derrière sa belle-sœur transportant un autre sac, d’oignons cette fois-ci. Il s’appuie sur l’étalage pour arriver à tenir debout. Les enfants, quant à eux, sont enfermés à clé dans leur maison pas loin du marché en attendant le retour de leurs parents vers 14h. « L’aîné arrive à faire cuire un œuf et à cuisiner un peu pour sa sœur. Je suis soulagée de les retrouver sains et saufs tous les jours, hamdoullah ».


This feature was supported by the Rosa Luxemburg Stiftung with funds from the German Federal Ministry for Economic Development and Cooperation.

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