Wassim, 31 ans, dit avoir tout vu, tout vécu. Il songe à se marier et espère, en même temps, quitter le pays après ses multiples tentatives infructueuses et les 11 000 dinars perdus à enrichir les passeurs. « J’ai connu la pauvreté, la violence, l’injustice, la prison… et j’ai même frôlé la mort en prenant la mer dans des embarcations surchargées », raconte-t-il.
De ses nombreux essais, depuis la Tunisie ou la Libye, il n’est parvenu à atteindre l’Italie qu’une seule fois, dans la foulée de la révolution. Mais il a fini par être refoulé.
Très jeune, il a dû affronter la rudesse de la vie. Il n’avait que 11 ans lorsque son père est décédé. Sa mère a élevé seule ses quatre enfants, grâce à l’allocation destinée aux familles défavorisées et à la vente de pain tabouna. Dès cet âge, il commence déjà à travailler : « L’environnement dans lequel j’ai grandi et la recherche du gain facile m’ont très vite poussé à dealer », admet-il.
Wassim, 31 ans, dealer : misère, prison et harga
Ses petites affaires ne l’ont pas empêché de poursuivre ses études jusqu’en troisième année secondaire, puis de suivre une formation en électromécanique. Il a ensuite entamé une deuxième formation en maintenance industrielle, qu’il a finalement abandonnée : « J’étais doué, mais je n’en pouvais plus. Quand tout le monde arrivait en voiture pour venir étudier, moi, je circulais à vélo et je galérais. Je sentais bien le fossé qui nous séparait. J’avais envie d’être comme eux : avoir des habits neufs, un téléphone dernier cri, pourquoi pas une voiture. J’en avais marre de la misère », lance-t-il, dégoûté.
À l’âge de 22 ans, il passe par la case prison, écopant de trois années de détention pour « possession et trafic de stupéfiants ». Il purge un an et demi d’incarcération. Dans sa cellule, il fait la connaissance d’un peintre en bâtiment.
À sa sortie, il le sollicite, apprend le métier à ses côtés et enchaîne les chantiers dans ce secteur. Jonglant entre légalité et illégalité, Wassim ne rêve que d’une chose : partir. « Travailler dans mon domaine. Ici, dès que tu dis que tu viens de Djebel Jelloud, on refuse de t’embaucher », s’insurge-t-il.
Pour quitter le pays à bord d’une barque, il dit avoir besoin de 6 000 dinars. « Je peine à rassembler de l’argent. J’ai une sœur malade, je ne peux pas ne pas l’aider sous prétexte de mes projets de harga », déplore-t-il.
Mais Wassim ne pense pas qu’à sa propre situation. Il se dit engagé et déterminé à contribuer à l’amélioration des conditions de vie des jeunes de son quartier. Dans ce contexte, il affirme n’avoir jamais hésité à bousculer les autorités, même avant la révolution — quitte à faire face à des descentes musclées de policiers, comme en 2010, se souvient-il.
Jouissant d’une certaine popularité dans son quartier, il ne nie pas ses trafics de stupéfiants, mais précise : « Jamais je n’ai volé, je ne touche jamais à ce qui ne m’appartient pas », dit-il. Quant à sa mère, elle refuse de toucher à son argent : « Elle rejette l’argent gagné par mon commerce et dit se contenter de l’aide de l’État, mais elle me comprend », nous confie-t-il.
Mondher, 27 ans, pickpocket : nécessité fait loi
Mondher a 27 ans. Il est pickpocket. Pour les besoins de son « travail », il se rend au centre-ville, dans les zones de forte affluence. De petite taille, l’air effacé mais plutôt élégant, maniant bien le verbe, le jeune homme n’a en rien l’apparence d’un marginal. On le retrouve d’ailleurs rue d’Espagne, en plein centre-ville, où il a l’habitude de s’adonner à son activité.
« Chaque jour son lot : un jour 30 dinars, un jour un portable, un jour rien du tout », confie-t-il, avec détachement.
Le jeune homme s’efforce pourtant de se justifier : « Je suis le seul homme de la famille, le seul à subvenir à ses besoins depuis que notre père nous a abandonnés. Je suis le frère aîné de mes trois sœurs. Ce que je fais, je ne l’accomplis pas pour le plaisir, mais par nécessité », explique-t-il.
Originaire de Djebel Jelloud, il a quitté très tôt les bancs de l’école, dès la sixième année primaire. Depuis, il a enchaîné les petits boulots, toujours en tant qu’apprenti : auprès d’un marchand de légumes, d’un menuisier, entre autres.
« Je gagnais entre 15 et 20 dinars par jour, pas suffisant pour nourrir une famille », fustige-t-il.
« J’ai tenté de monter mon affaire en installant un étalage au centre-ville, mais j’ai très vite renoncé. Je n’en pouvais plus du jeu du chat et de la souris avec les policiers, qui venaient nous déloger constamment et, en plus, nous extorquaient de l’argent pour racheter notre tranquillité. Déjà que je ne gagnais pas assez, si en plus je dois nourrir les policiers, c’est trop ! », se lamente-t-il.
Mondher a choisi de défier l’autorité et la loi, quitte à en faire les frais avec ses allers-retours en prison. Mais rien ne semble pouvoir le dissuader. Ces déboires, il les impute à l’État, à la pauvreté, à son père, au destin. Lui aussi rêve de partir.
« Mes sœurs grandissent, elles trouveront un boulot et se marieront. J’aurai le temps de me forger un avenir, ailleurs. Je ne resterai pas dans ce trou », dit-il, en arborant un sourire rêveur.
Ala, 33 ans, technicien médical : non au déterminisme !
Ala, 33 ans, est technicien médical. Il ne se berce pas d’illusions et garde les pieds sur terre, se vante-t-il. Le jeune homme a de nombreux projets en tête, des visées précises : monter en grade, acheter un appartement, changer de voiture, voyager, puis, plus tard, se marier.
Natif de Djebel Jelloud, Ala rejette le déterminisme des origines socio-économiques : « Tout dépend de son noyau familial, de ses fréquentations, de ses choix », explique-t-il. Il ne tarit pas d’éloges sur ses parents « qui étaient sévères quand il le fallait et m’ont prémuni de bien des dérives à l’adolescence », confie-t-il. La tentation existe, admet-il. « Il n’y a pas plus facile que de se procurer un joint ou une pilule de LSD dans ce quartier, mais je m’y refuse », se targue-t-il, avec fierté.
Le jeune homme tient à esquisser une image nuancée de son quartier : « Comme partout, il y a du bon et du mauvais », déclare-t-il en déplorant les « clichés » sur Djebel Jelloud. « Comme partout, il y a des gens qui réussissent et d’autres qui échouent, des gens qui ont opté pour la légalité et d’autres pour la clandestinité. On n’est pas pire qu’ailleurs », précise-t-il. N’ayant jamais quitté son quartier, Ala se dit fier d’appartenir à Djebel Jelloud : « Je ne le cache pas, comme certains ici », lance-t-il.
Ala aspire pourtant à s’acheter un appartement ailleurs. « Je ne sais pas si j’aurai la force et la persévérance de mes parents pour être constamment sur le dos de mes futurs enfants, pour les protéger », confie-t-il. Et de poursuivre : « Ici, il n’y a rien pour se divertir. Que des cafés à tous les coins de rue. Ce quartier, délaissé, tue à petit feu ses enfants. Je ne veux pas de ça pour les miens », conclut-il.
*Ayant accordé leurs témoignages sous couvert d’anonymat, les noms de nos interlocuteurs ont été changé.
This feature was supported by the Rosa Luxemburg Stiftung with funds from the German Federal Ministry for Economic Development and Cooperation.
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