Le marché de Djebel Jelloud, « El Bat’ha » (la place) comme on l’appelle ici, est sans portes qui préservent la marchandise le soir. Chaque marchand a une astuce pour préserver la sienne. A la tombée de la nuit, c’est un sanctuaire pour alcooliques et drogués. Même le toit délabré a fini par être emporté par le vent.

Khaled, 46 ans, marchand

Teint fortement bronzé, dentition en très mauvais état, l’air exténué, Khaled travaille ici depuis environ une dizaine d’années. Il a entendu parler de la campagne de boycott sur Facebook. « Je la soutiens vivement mais je ne l’ai pas attendue pour boycotter certains produits », souligne-t-il. Il connait bien les rouages du marché et pour cause : il est un marchand. Khaled a choisi de s’installer en dehors du marché de Djebel Jelloud. « Le marché est infect. Il y a tellement d’ordures », dit-il. Des grenades à 2 dinars le kilo jonchent son étal. « J’aurais aimé les vendre moins cher et gagner ainsi plus d’argent avec plus de ventes. Ici, les gens sont pauvres, ce prix ne convient pas à tout le monde et je les comprends », explique-t-il. Pour Khaled, l’inflation est la conséquence de la surenchère des intermédiaires dans le marché de gros. Père de deux enfants, il est indigné par la dégradation de sa qualité de vie : « Dans les années 90, je portais des espadrilles neufs de marque, j’étais un beau garçon. Aujourd’hui, je suis dans un sale état et portant des espadrilles déchirés. J’arrive à peine à subvenir aux besoins de ma famille », raconte-t-il. Khaled n’est jamais allé voter : « Ils (les politiciens, ndlr) se soucient très peu de nous, des Tunisiens. Ils sont enfermés dans leur tour d’ivoire », assène-t-il. A vrai dire, Khaled a voté à l’époque de Ben Ali lorsqu’il était en prison. « J’écopais mes 8 années de prison et depuis ma cellule, ils votaient à ma place. J’avais ma carte d’électeur. C’est dire à quel point ils sont dégoutants ces politiciens », lance-t-il.

Najwa, 60 ans, femme au foyer

Mère de deux enfants, Najwa participe à la campagne contre la flambée des prix des fruits et légumes, fait-elle savoir fièrement. « Il faut faire bouger les choses », argumente-t-elle. Najwa déplore la dégringolade du pouvoir d’achat ces dernières années tout en pointant du doigt le comportement du consommateur tunisien. « On veut tout avoir tout au long de l’année. C’est normal de trouver des produits plus chers quand ce n’est pas leur saison », explique-t-elle. Pour Najwa, il ne faut pas « accabler d’avantage l’Etat ». Et de poursuivre : « Il y a des produits subventionnés tels que le lait ou l’huile. Hormis certains légumes et fruits, les autres denrées comme les bananes et le pin d’Alep sont des produits complémentaires, on peut s’en passer », dit-elle. Prônant la continuité, Najwa explique qu’elle a voté pour Youssef Chahed, puis pour son parti parce qu’elle croit que l’Etat « a fait ce qui était possible d’accomplir face au lourd héritage de ses prédécesseurs », estime-t-elle.

Sana, 18 ans, bachelière

Sur le chemin du lycée, Sana ne fréquente pas beaucoup le marché. Mais elle a bien remarqué depuis quelques temps que sa famille fait ses courses avec plus de précautions. Elle a voté pour la première fois lors de ces dernières élections. « J’ai voté Karoui, j’aime bien les pâtes, je préfère avoir un paquet de pâtes que rien », ricane-t-elle. La jeune femme n’a pas entendu parler de la campagne de boycott mais dit subir de plein fouet les répercussions de la hausse du coût de la vie : «J’achète mes vêtements de la friperie, je me permets du neuf qu’une fois par an, lors de la rentrée scolaire », regrette-t-elle.

Faouzia, 50 ans, vendeuse de charbon

Debout devant son petit commerce de charbon, Faouzia, 50 ans, est très remontée contre les politiciens. « Je travaille, je m’en sors tant bien que mal, mais je suis en colère quand je vois la situation de plus en plus misérable de mon entourage », déclare-t-elle. Active sur Facebook, elle suit la campagne de boycott mais ne respecte pas tellement ses consignes. « Je n’achète plus les pommes de terre au kilo, mais selon mes besoins, ce que je compte cuisiner. Idem pour les autres produits quand ils sont chers », nous confie Faouzia. Mère de trois enfants, Faouzia se désole du fait qu’elle n’a pas plus les moyens d’aider ses amies comme avant. « Il faut venir les voir tous les vendredis très tôt matin à se presser en masse pour aller bénéficier des 5 dinars qu’un homme généreux d’ici distribue chaque semaine», raconte Faouzia. Et de lancer : « Ben Ali nous a mis dans une cage, les autres ont fini par nous étouffer ». Elle a voté pour Nabil Karoui en espérant qu’il viendrait en aide aux pauvres comme il l’a fait pendant sa campagne. « Je sais qu’ils font mine de s’intéresser à nous lors de chaque élection. Ma fille, âgée de 26 ans, a voté pour Kais Saied. Elle en marre des anciennes têtes, des promesses non tenues. Elle m’a dit qu’il fallait bousculer le système », enchaine-t-elle. Pour Faouzia, outre le pouvoir d’achat, il faut s’atteler sur les problématiques du chômage et de la répartition de la richesse à Djebel Jelloud. « Ici, il y a plein d’usines alors que nos enfants rodent dans les rues au lieu de travailler. Au lieu de faire profiter les gens d’ici, on préfère poursuivre les pratiques de népotisme », s’indigne-t-elle.

Chadia, 38 ans, chômeuse

Chadia, 38 ans, intervient pour appuyer les dires de Faouzia. Ayant une maitrise en économie financière et actuellement sans emploi, elle a enchainé les métiers précaires : les stages dans les sociétés, ouvrière dans les usines, ramasseuse de bouteilles en plastique ou aluminium… etc. « J’ai étudié, j’ai travaillé dur, j’en suis fière. J’aurais pu finir sur un trottoir car j’avais une mère atteinte d’un cancer à prendre en charge en étant dans la précarité mais qu’est-ce que j’ai eu au final ? Rien », raconte Chadia en sanglots. Désormais orpheline, elle se bat toujours mais s’estime malgré tout en meilleure position par rapport à d’autres : « Quand je croise des jeunes d’ici en train de se shooter, quand je vois des pauvres gens venir après la fermeture du souk fouiller les déchets pour se nourrir, j’ai mal au cœur ». D’après Faouzia et Chadia, le souk est pris d’assaut dès 18h par les miséreux qui se nourrissent des restes avant de se transformer le soir en refuge pour se droguer.

Face à cette situation, Chadia boycotte aussi bien les produits chers que les élections, faute de choix : « Je ne crois plus personne», dit-elle. La jeune femme arbore un papier notifiant sa part de la retraite de sa mère décédée, soit 178 dinars. Elle vit toujours dans une maison délabrée, épaulée financièrement par des amies. « Ma situation ressemble à celle de beaucoup de jeunes ici, ce sont eux qui ne sont pas allés voter », souligne-t-elle.


This feature was supported by the Rosa Luxemburg Stiftung with funds from the German Federal Ministry for Economic Development and Cooperation.
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