Le moins qu’on puisse dire de Ahl El Kahf est que son élégante sécheresse l’aura infléchi sur un spectre qui va du journal intime à la lettre-film. Fakhri El Ghezal, qui se voit à l’aise aussi bien avec la forme vidéo qu’avec la photo argentique, n’en est pas à son coup d’essai. Déjà auteur d’I’m at the back, réalisée en 2017, il y creuse le même sillon que dans ses films. Mais contrairement à The after, son premier long-métrage documentaire produit en 2015, le contexte du quotidien se prête ici, dans sa tenue formelle certainement autant que dans sa ligne de mire, à une sorte de visitation subjective du vécu. Emprunt d’un gris de brume, le film lui-même est dans la « reprise » : il revient sur le périple clandestin de deux rappeurs, Joujou M et Galla3, partis en 2014 de Redeyef, ville du bassin minier tunisien, vers l’Italie pour rejoindre la France. Le cinéaste a filmé avant. Il aura aussi filmé après. En partageant les réminiscences, Ahl El Kahf s’écrit avec ce désir de retracer une trajectoire tout en sillons, sur laquelle vient se greffer un geste épistolaire qui fait passer son adresse au tamis de l’absent.
Les deux gestes, reprendre le tracé d’un itinéraire tout en s’adressant à l’absent, se conjuguent dans un bain d’images sans que l’on ait une vision ordonnée du parcours. Au rythme du retour à Redeyef, Ahl El Kahf capte des silhouettes, revisite des lieux. Nous en savons très peu sur Joujou M et Galla3. Il leur arrive bien de sortir, la nuit et le jour, pour se laisser boire par l’ombre de la désillusion. Mais dehors comme dedans, ils habitent, seuls, une nuit interminable qu’on devine par la référence coranique du titre, et à travers le noir et blanc désenchanté qui drape les murs de l’Économat, où le cinéaste les a rencontrés pour la première fois en 2011. On dirait que Fakhri El Ghezal les filme avec leurs restes de rêves : les images sont traitées comme des rushes, sans autre commentaire que les quelques mots jetés au panier, à intervalles irréguliers, suffisant à lancer le récit. Sur la page-écran prête à recevoir sa remémoration, se greffent les mots d’une lettre qui n’en est pas une. Ou bien, parce qu’il aurait peut-être manqué quelque chose dans le temps et pourrait le rattraper par l’écriture, c’est une lettre qui tiendra lieu de pays.
Mais pas un instant Ahl El Kahf ne prend cette lettre pour acquise. Car à ne retenir que les mots, on se risque à la prose. Le cinéaste veut plutôt autre chose. En effet, les images aussi « nues » que l’aspérité de sa pellicule, n’en sont pas moins baignées d’une constante introspection qui teinte l’émotion d’une discrète mélancolie. La façon qu’a Fakhri El Ghezal d’articuler en continuité le retour à Redeyef, l’errance et la traversée de la méditerranée, vaut aussi pour la temporalité mélancolique des images qui semblent avoir perdu le Nord. Le choix du support super 8 y est sans doute pour quelque chose, qui engage une temporalisation spécifique, entre le moment du tournage et celui où ce qui s’est imprimé sur la pellicule sera révélé. En contrepoint, aucune parole ne nous tend la perche. Seule une musique vient réverbérer discrètement les sons diégétiques pour tapisser le plan. De la mer à gros remous, le film garde l’écho timide de ce qui clapote sur les flancs du bateau, mais retranche celui des voix, bues par le fondu enchaîné : à l’oreille rien ne se dit, comme si tout ou presque voulait s’oublier.
À pencher de ce côté intimiste, le film laisse craindre de verser dans la facilité de l’entre-soi, si Fakhri El Ghezal ne se rappelait qu’il partage, avec ses amis, l’incertitude de tout exilé du monde quand il marchait dans des pas qui ne sont pas dessinés d’avance. Les images floues ou surexposées, repassant par la prolongation d’un travelling, entretiennent en effet cette incertitude qui les a déposées tour à tour : là où le montage ricoche parfois sur de vrais moments d’épiphanies dans le plan, l’essentiel du film se passe pendant des absences, des distractions de la caméra, fixe ou embarquée. Le point de vue subjectif s’écrit à la première personne et épouse à l’image, par le tremblement de la petite caméra tenue à bout de bras, quelque chose comme une fragilité partagée. Ce traitement nous installe au revers d’une poétique de la perception, ouvrant toute apparition à la porosité d’une disparition. La persistance du sentiment de l’absence, même au moment des retrouvailles à Nantes dans le dernier tiers du film, suppose de river en permanence le regard vers un horizon obstrué ou tenu hors-champ, auquel les visages cadrés serrés de Joujou M et Galla3 semblent se tourner. C’est à ce hors-champ, temps tout d’incertitudes, que Fakhri El Ghezal suspend ses images. La poétique de Ahl El Kahf, en épousant le jeu d’aller et de retour entre ces absences et ces présences ténues, n’en retrace pas moins, sous l’enchaînement de ses travellings embarqués, la trajectoire d’un vécu partagé, dont l’image conserve jusqu’aux accidents, voilages et coups de jour.
Forcément, on pourrait voir dans Ahl El Kahf la trame brumeuse d’un journal de bord, là où il ne s’agirait aussi, peut-être, que d’une parenthèse introspective qui ne semble pas à l’abri d’une certaine ostentation, et d’une même beauté. D’un côté, donc, un film qui, par défaut, serait arraché au cinéma ; et de l’autre un film qui, par excès, refuserait d’être seulement du cinéma. Est-il besoin d’affirmer que la subjectivité qui s’y engage est à ce prix ? Entre les deux, Fakhri El Ghezal écrit les espoirs abîmés des solitudes devenues fantômes à plein temps. Sans céder sur un goût de la beauté dont on ne soulignera pas assez à quel point il se risque à la séduction, le film a indéniablement quelque chose comme l’assurance d’une liberté prélevée au silence des départs.
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