La réponse à ce défi devra être aussi responsable qu’audacieuse. Avec l’idée que les amendements des paradigmes existant jusque-là non seulement ne suffisent plus, mais contribuent à noyer le problème, d’autant que comme l’a très justement expliqué Boris Cyrulnik, nous faisons face à une catastrophe et non à une crise : les choses ne seront plus jamais comme avant, on l’a assez répété.
Que faudrait-il donc faire ? Il paraît difficile de parler en oracle, mais l’idée est somme toute assez simple. Si nous voulons penser la liberté comme bien commun comme le fait la tradition républicaine, si nous voulons, ce faisant, subvertir l’élément libéral, égoïste, pour parvenir à penser la primauté du citoyen comme seule garantie de l’épanouissement individuel, il faut penser en termes de « société politique », concept que l’on doit au politologue américain d’origine hindoue Partha Chatterjee. Il s’agit ni plus ni moins que de rendre compte de la dynamique des gens d’en bas que la société civile œuvre à décrédibiliser, au sens objectif du terme, c’est-à-dire à leur ôter toute légitimité à dire comme à faire. Pourtant, à côté des promesses abstraites de souveraineté populaire dans laquelle les citoyens ont, il faut bien le reconnaître, techniquement très peu voix au chapitre, dans une grande partie des régions du monde, des populations ont toujours existé qui n’ont jamais cessé de « fabriquer artisanalement de la démocratie », d’inventer de nouvelles manières qui expriment la façon dont elles veulent être gouvernées. La Calcutta des années 1940 et son bras-de-fer avec un Etat incapable de loger ses citoyens, comme le rappelle Chaterjee, mais aussi, les ZAD en France, les minorités des Suds au sein du Nord. Et, chez nous, l’exemple de Jemna. Autant d’exemples qui incarnent parfaitement cette idée d’une contestation de l’autorité de l’État considéré comme irresponsable, à la limite voyou.
Ces manifestations ou ces incarnations de la « société politique » ont toujours eu naturellement mauvaise presse auprès des tenants de l’institutionnalisme souverain et de la centralisation bureaucratique qui y voyaient une menace pour le sacro-saint « prestige de l’Etat ». Mais telle est la société politique, avec sa dureté, sa laideur aussi, très souvent ; le politique n’est ni civil, ni civilisé. Il préfère nettement la négociation et le marchandage au consensus, le respect à la courtoisie, la dignité à la procédure.
Mais aujourd’hui, les choses commencent à changer. Lors de sa conférence de presse du mardi 7 avril, le ministre de la Santé a clairement expliqué qu’il était impossible de travailler (uniquement) « avec les normes académiques », découvrant, un peu tard toutefois, l’entorse et la débrouille, au sens noble du terme. Telle est, très exactement, l’ère de l’à-côté, de la trajectoire parallèle, de la fabrication artisanale dont nous parlons. Aujourd’hui, dans ces circonstances exceptionnelles, l’Etat reconnaît l’importance du para, de la nécessité d’inventer avec les moyens du bord.
Quand nous aurons dépassé cette catastrophe sanitaire, il ne faudra pas revenir en arrière. Il faudra cesser de considérer le citoyen comme un incapable ou un factieux comme on a encore tendance à le faire maintenant en pointant l’irresponsabilité de ceux qui sortent pour chercher de quoi nourrir leurs familles. Il faudra comprendre que l’état d’exception n’est pas un moment m sur un continuum temporel, destiné comme tel à être absorbé ou dépassé. Il faudra littéralement opérer un renversement de paradigme car il ne s’agit plus de concevoir la « normalité » comme un équilibre entre les exigences du pouvoir et celles de la liberté, mais de considérer cet « état de normalité » comme étant la véritable exception. La « normalité » sera incarnée par un état permanent de lutte pied à pied avec l’autorité fait, encore une fois, de marchandage et de négociation. Pour reprendre et inverser totalement le propos de Rawls, il faudra penser désormais en termes de modus vivendi et non de consensus, savoir un équilibre précaire destiné à être remis en question de manière quasi-permanente.
Le Coronavirus a rendu plus visibles les disparités, injustices, défaillances et autre manquements. Il a donné à voir à quel point nous vivions encore dans l’état de nature, pré-civil, alors que nous étions censés avoir fait le serment de troquer une liberté naturelle pleine et entière pour une liberté certes moindre, mais garantie. Le Covid-19 a mis en évidence l’absence flagrante de garantie et le mensonge du contrat social. Nous ne voulons plus de contrat, nous ne voulons plus reconduire l’échec. Comme le disait Shakespeare, « qui attend les souliers d’un mort risque de marcher longtemps nu-pieds ». Quitte à ne pas avoir de garantie, nous préférons le modus vivendi : chacun se trouve face à ses responsabilités et est condamné à agir en conséquence tout simplement parce que maintenir le rapport de force, c’est exister. Œuvrons donc à prendre ce risque ; c’est le meilleur hommage que le Coronavirus pourra rendre à la Révolution.
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