Le 20 mars dernier, Samir Majoul, président de l’UTICA, a exprimé toute sa colère devant la crise économique causée par le Coronavirus dans une interview accordée à El Hiwar Ettounsi TV. Avec un ton à la fois inquiet et révolté, il a poussé un coup de gueule contre l’Etat, les politiques publiques, la fiscalité, l’économie parallèle et l’ensemble de la classe politique. A travers son discours, c’est toute la vision du capitalisme tunisien qui s’est exprimée. Un capitalisme arrivé à bout de souffle, et rudement mis à l’épreuve par cette crise.
« On nous a dépouillés », tels ont été les mots de Samir Majoul à l’antenne de Mariem Belkadhi. L’attaque frontale du chef du patronat est survenue quelques jours avant l’annonce des mesures de confinement général par le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh. Dans son interview, le président de l’UTICA n’a cessé de vanter les mérites du secteur privé tunisien, en affirmant qu’il était le réel créateur de richesses du pays, dans un contexte où l’économie parallèle fleurissait et où les entreprises publiques essuyaient les pertes. Il a notamment dénoncé la pression fiscale à laquelle sont soumises les entreprises tunisiennes et a appelé à soutenir le capital face à cette crise sans précédent.
Un capitalisme oligarchique
Dans un rapport publié en 2014, la Banque mondiale alertait que 21% des bénéfices du secteur privé étaient accaparés par 220 entreprises toutes proches du clan Ben Ali. Ce chiffre n’est qu’un indicateur parmi tant d’autres de la structure économique tunisienne. En effet, loin de la concurrence pure et non-faussée, le capitalisme tunisien a depuis des décennies été un capitalisme de copinage où pour faire des affaires, il était primordial d’entretenir de bonnes relations avec le pouvoir en place. En témoigne l’ex-gendre du président déchu, Marouane Mabrouk, l’un des dirigeants du premier groupe en termes de chiffre d’affaires. Cet exemple parmi tant d’autres révèle la nature des « capitaines d’industrie en Tunisie ». Cette proximité entre le pouvoir et les groupes tunisiens a permis aux grandes entreprises de continuer à faire des profits avec des modèles peu productifs et sans valeur ajoutée.
Prenons l’exemple du secteur bancaire. Depuis la révolution de 2011, et alors que la Tunisie vit une période de crise économique et où la croissance a du mal à redémarrer, les banques tunisiennes n’ont cessé d’accumuler les profits. En 2018, le secteur bancaire a réalisé plus de 1,2 milliards de dinars de bénéfices nets. Un secteur où l’on trouve que certains grands groupes sont actionnaires de plusieurs banques -concurrentes !- à la fois. Notons aussi que l’Etat est actionnaire à hauteur de 37% des banques privées tunisiennes. Il s’agit en fait d’un cartel formé entre les grandes familles avec la complicité d’un Etat gangrené par la corruption qui leur permet de contrôler le secteur en entier.
Le secteur bancaire n’est qu’un exemple. Dans les télécommunications, l’agroalimentaire, l’immobilier, les hydrocarbures, la grande distribution l’hôtellerie, l’ensemble des secteurs importants de l’industrie sont aujourd’hui la propriété de quelques grands groupes qui se partagent le gâteau. Leur émergence remonte au début des années 1970, lors du tournant libéral du gouvernement Hedi Nouira, où l’on a vu naitre une nouvelle classe d’entrepreneurs qui constituent aujourd’hui cette oligarchie. Cadeaux fiscaux, facilitations des crédits bancaires, gains de marchés publics, créances douteuses… La proximité de ces industriels avec le régime en place leur a permis de s’enrichir sur le dos de l’Etat de manière souvent illégitime.
Un capitalisme enrichi sur le dos de l’Etat
En mars 2019, Belgacem Jomni, secrétaire général de la Fédération des caisses sociales a déclaré que les dettes des entreprises privées auprès la Caisse Nationale de la Sécurité Sociale s’élevaient à 4 milliards de dinars. Ce non-remboursement des dettes est symptomatique de la relation des entreprises à l’impôt. En effet, le taux d’évasion fiscale en Tunisie, bien que difficilement quantifiable, est très élevé. En guise d’illustration, en 2018, les salariés ont payé 5488.4 Millions de Dinars au fisc, soit le double du montant payé par les sociétés qui les emploient (2713.8 MD). Les sociétés pétrolières, par exemple, n’ont participé qu’à hauteur de 4% au total des recettes fiscales, alors que ces dernières dégagent des bénéfices très importants.
Toujours concernant l’évasion fiscale, dans l’affaire Swissleaks, la Tunisie était classée 59ème parmi les pays aux plus grandes sommes cachées dans les comptes des banques suisses avec plus de 52 Millions de Dollars et 256 clients. Parmi eux, on retrouve les mêmes noms que les familles des grands groupes cités plus haut, mais aussi les noms de la famille Trabelsi, celle de l’ex-première dame. L’affaire Panama Papers n’a pas non plus épargné les capitaines d’industrie tunisiens. On y retrouve notamment le nom de Raouf Bouchamaoui, membre du célèbre groupe éponyme, présent dans les domaines du pétrole et du gaz, mais aussi dans l’immobilier, les services financiers et autres secteurs.
Un capitalisme à l’épreuve de la solidarité nationale
Lors de ses sorties médiatiques, Samir Majoul a eu un ton extrêmement virulent envers l’Etat et le gouvernement. Avec un semblant de patriotisme, il fustigeait le manque de soutien du gouvernement envers les entreprises « en difficulté » et appelait à leur sauvetage. Dans son discours, il a demandé à l’Etat de soutenir financièrement les sociétés afin qu’elles puissent poursuivre leur activité et éviter le non-paiement des salaires. Il a ainsi déclaré sur les ondes d’Express FM : « Certes la priorité est la santé des Tunisiens, du peuple, de nos ressources humaines, mais pour qu’il soit confiant et ait confiance en l’avenir et celui de ses enfants, il faut qu’on soutienne l’entreprise pour l’accompagner ». Majoul a ainsi martelé que le secteur privé est le seul à créer la richesse et l’emploi dans le pays, et qu’il faut donc le soutenir.
Pourtant, en dépité de ces envolées lyriques sur le patriotisme et la responsabilité sociale des entreprises, la société civile s’est élevée contre les abus des entreprises à l’encontre de leurs employés. Ainsi, l’initiative Balance ton Covid patronal a vu le jour. Une page Facebook grâce à laquelle les travailleurs ont mis à nu les patrons obligeant leurs salariés à venir sur le lieu de travail malgré la décision de confinement général décrétée par le gouvernement.
De plus, lors de son discours d’annonce du confinement total, le chef du gouvernement a rappelé aux patrons leur devoir patriotique et leur a demandé « de ne pas pousser l’Etat à prendre des mesures radicales ». Le lendemain, Ghazi Chaouachi, ministre des domaines de l’Etat, dans un statut publié sur Facebook, a rappelé l’article de la constitution qui permettait à l’Etat de procéder à des réquisitions en cas de crises majeures. Tous ces indices et ces menaces subtiles portent à croire que les négociations entre le patronat et l’Etat étaient ardues et que le patronat souhaitait faire le moins de sacrifices possibles.
Un système à bout de souffle…
Le modèle économique tunisien qui s’est fondé depuis les années 1970 sur deux piliers principaux : le capital national, allié de la classe politique, et les investissements directs étrangers est aujourd’hui confronté à une crise sans précédent. Le désengagement de l’Etat depuis la fin des années 1980 à la suite des plans d’ajustements structurels imposés par le Fonds Monétaire International, et la politique d’intégration dans la mondialisation menée par les gouvernements de Ben Ali et poursuivie depuis la révolution de 2011 se fait aujourd’hui plus que jamais ressentir. Le secteur de la santé publique, qui n’a cessé de se dégrader au profit des cliniques privées, s’avère incapable de faire face à une crise sanitaire inédite. L’Etat manque de moyens et de ressources pour apporter des solutions viables à cette crise. Le secteur privé quant à lui démontre sa fragilité sans le soutien de la classe politique au pouvoir. Les travailleurs du secteur informel, qui sont souvent payés à la journée, sont aujourd’hui contraints de s’exposer à la maladie afin de subvenir à leurs besoins élémentaires, puisque ne disposant d’aucune couverture sociale ou d’assurance maladie.
Tous ces éléments démontrent la nécessité de repenser le modèle de développement tunisien avec un objectif plus inclusif, une fiscalité plus juste, un Etat plus fort et un climat économique débarrassé de la corruption et du copinage.
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