Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Crédit photo : Ahmed Zarrouki, Tunis, avril 2020

Depuis plusieurs années, la question de la dette occupe une grande partie du débat public en Tunisie. Arrivée aujourd’hui à près de 80% du produit intérieur brut (PIB), elle devient de moins en moins soutenable pour l’Etat et la population. En effet, la dette contractée notamment auprès du Fonds Monétaire International (FMI) a obligé les gouvernements successifs à adopter des mesures d’austérité dans le cadre des plans d’ajustements structurels de l’institution de Bretton Woods. Ces plans, célèbres pour leur impopularité, imposent aux Etats de réduire les dépenses publiques, les poussent vers la privatisation des entreprises publiques et le gel des recrutements dans la fonction publique. La classe politique est divisée entre ceux qui défendent la logique arithmétique « une dette est une dette », se plaçant ainsi dans un rapport de force défavorable, et ceux, notamment les partis de gauche, qui appellent à refuser de payer la dette -ou du moins une partie de celle-ci- jugée « odieuse ». La critique souvent attribuée à ces partis est que si l’on refuse de payer la dette, l’Etat tunisien perdrait toute crédibilité auprès des bailleurs de fonds à l’avenir.

Néanmoins, avec la crise du Coronavirus, les choses risquent de changer. Les articles, discours politiques, conférences concernant « le monde d’après » se font de plus en plus nombreux. Il semble y avoir un consensus mondial pour dire qu’après cette crise, les fondements du monde que l’on a connu seront revisités. La question de la solidarité internationale sera remise au centre du débat. Dans sa dernière allocution télévisée, le président Emmanuel Macron a annoncé qu’il souhaitait « annuler massivement la dette des pays africains ». Quant au FMI, il a approuvé un allègement de la dette de 25 pays africains. Ces indices démontrent un changement qui s’opère, une brèche qui s’ouvre dans les têtes des créditeurs. Ceci pourrait être une occasion rêvée pour poser le sujet sur la table, le moment opportun pour renégocier ou annuler la dette.

Structure de la dette tunisienne

Selon un rapport du ministère des Finances relayé par Marsad Budget, la dette publique tunisienne atteignait 76% du PIB en 2018. Elle est passée à plus de 80% en 2019 ce qui représente en valeur absolue près de 82 milliards de dinars. Pour l’année 2020, ce sont près de 11 milliards de dinars que l’Etat tunisien devra rembourser à ses bailleurs de fonds. Cette dette est répartie entre dette intérieure, qui représente environ 25%, et surtout, la dette extérieure qui elle, représente les trois quarts de la dette globale. Cette distinction est importante car c’est bien la dette extérieure qui représente le plus grand danger pour l’économie. Celle-ci est détenue à 50% par les institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale, Banque Africaine de Développement…), 35% par des acteurs privés (banques privées, fonds de pension …) et 15% par d’autres Etats (France, pays arabes, Japon …).

Cette dette sert aujourd’hui à financer un peu plus de 25% du budget de l’Etat. L’endettement n’a cessé d’augmenter depuis 2011. Elle est en effet passée de 40% du PIB en 2010 à près de 80% aujourd’hui. Les principales causes de cette augmentation sont le creusement du déficit budgétaire, lié entre autres au déficit commercial, ainsi que la détérioration de la valeur du dinar.

La dangerosité de cette dette ne réside pas dans sa valeur intrinsèque ou relative au PIB. Elle réside surtout dans sa nature. En effet, le fait que la majorité de la dette tunisienne soit détenue par des partenaires étrangers met la Tunisie dans une situation de tutelle. Cette situation, au-delà de sa gravité réelle, représente un traumatisme dans la mémoire collective liée à l’instauration du protectorat français en 1881, à cause justement de l’endettement. C’est entre autres ce traumatisme psychologique, présent dans notre inconscient politique, qui fait que la dette étrangère a toujours été ressentie comme une menace, et que le non-remboursement ne peut pas être une option. Or, c’en est une, l’histoire l’a démontré.

D’autres l’ont fait

L’histoire regorge d’exemples démontrant que l’annulation des dettes des pays est possible. Il faut d’abord s’accorder sur un principe clé : la dette d’un pays ne peut pas être considérée comme la dette d’un particulier envers une banque privée. Il ne s’agit pas là d’une relation classique entre un créancier et un débiteur. La question doit avant tout être posée sous un angle politique, car les créanciers et les débiteurs sont des institutions. La comptabilité d’un Etat ne peut être comparée à celle d’un compte en banque d’un individu ou d’une entreprise. L’Etat est une institution politique qui organise la vie en société et dont la durée de vie est indéfinie. Ainsi, les négociations des dettes reposent avant tout sur un rapport de force politique, plus qu’une simple question comptable.

Il existe par exemple, le principe de « la dette odieuse » théorisée par Alexander Nahum Sack, ancien ministre du Tsar Nicolas II. Selon ce principe, si un régime décide d’emprunter de l’argent, non pas pour les besoins de sa population, mais pour asseoir sa domination, alors il est légitime de ne pas rembourser cette dette. Ce principe, certes controversé et ne faisant pas l’unanimité, a été appliqué plusieurs fois par le passé. En 1898, au sortir de la guerre hispano-américaine, les Etats-Unis ont refusé le paiement de la dette de Cuba envers l’Espagne, jugeant qu’elle était odieuse. Plus récemment, après l’invasion de l’Irak, les Etats-Unis ont considéré que l’Irak n’avait pas à acquitter les emprunts auxquels avait souscrit le régime de Saddam Hussein. Les créanciers, à leur tête la France et l’Allemagne, qui auparavant refusaient d’effacer 50% des titres qu’ils détenaient, ont cédé 80% de leurs créances.

Ces exemples démontrent l’importance des rapports de force politiques dans la question du remboursement de la dette. En 1991, dans le cadre de l’encouragement de la transition vers une économie de marché, la Pologne a vu sa dette allégée de moitié. Même chose pour l’Egypte qui a vu sa dette réduite de 50% lorsqu’elle décida de participer activement à la coalition internationale contre l’Irak en 1991. Dans tous ces cas, c’est l’approbation politique des nations puissantes qui a permis ces allègements. Néanmoins, il s’agissait en grande majorité de dettes bilatérales, qui, rappelons-le, ne représentent que 15% de la dette extérieure tunisienne.

En 2007, le président équatorien Raffael Correa, fraichement arrivé au pouvoir, a fait procéder à un audit de la dette du pays. Suite à cet audit qui a révélé des violations des règles du droit international, il a annoncé en 2008 la suspension unilatérale du remboursement des titres de la dette. Cette manœuvre a permis au gouvernement d’économiser près de 7 milliards de dollars, somme qui a été consacrée aux dépenses sociales. En 2001, le gouvernement argentin s’est déclaré en défaut de paiement et a cessé de payer les quelques 100 milliards de dollars de dette extérieure. Cette annonce fut suivie d’une année de récession, puis d’une croissance entre 7% et 9% de 2003 à 2009.

Ne pas payer la dette est donc une option possible et envisageable. La réelle question concerne les conséquences d’une telle décision.

Saisir le kairos

Le kairos en grec ancien désigne le moment opportun. En politique, il s’agit du moment clé qui engage le sort de la Cité. Bourguiba a saisi le kairos au lendemain de l’indépendance pour faire adopter le Code du statut personnel. Le gouvernement français au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale a saisi le kairos pour punir les capitalistes ayant collaboré et a procédé à une vague de nationalisations. Les Etats-Unis ont saisi le kairos en 1947 avec le Plan Marshall qui leur a permis de construire leur hégémonie politique. Il est des moments comme ça, dans l’histoire de l’humanité, où le contexte permet d’adopter des politiques radicales. Nous sommes en train de vivre ce moment.

Nous avons vu dans la partie précédente que l’annulation de la dette était une question politique, et que c’était possible. L’Etat tunisien a lui-même bénéficié de quelques exemples d’allègement de dette. En 2016, une partie de la dette française a été convertie en investissement pour la construction d’un hôpital universitaire à Gafsa. En 2013, une partie de la dette envers l’Allemagne a été transformée en investissement pour des projets d’assainissement d’eau. La conversion des dettes en investissements est une piste possible. Elle a déjà été mise en place et pourrait s’étendre à une plus large fraction des dettes bilatérales.

Concernant les institutions financières internationales, la question est aussi d’ordre politique. En 1996, le FMI et la Banque Mondiale ont conjointement lancé « l’initiative des pays pauvres très endettés ». Ce programme visait à alléger la dette des pays pauvres en effaçant tout simplement une partie, en échange d’un engagement des Etats bénéficiaires pour lutter contre la pauvreté. Pas moins d’une quarantaine de pays ont pu bénéficier de ce programme. La Tunisie n’en faisait pas partie car elle ne répondait pas aux critères d’éligibilité. Il ne s’agit pas ici d’appeler à bénéficier de ce programme, mais simplement de démontrer qu’un effacement de la dette par ces institutions est possible, tant que les conditions politiques puissent légitimer cet allègement.

Pour ce faire, une stratégie diplomatique semble être plus que nécessaire. Plusieurs pays sont dans le même cas que la Tunisie, et la construction d’un front politique et diplomatique en faveur de l’effacement des dettes extérieures peut créer un rapport de force dans les négociations. La CNUCED a ainsi proposé un accord mondial sur la dette, et ce, afin d’éviter un désastre économique mondial. Ce type d’initiative ne fera que renforcer le poids des débiteurs dans les négociations avec leurs créanciers. Par ailleurs, certains économistes préconisent la création d’un fonds international pour le rachat des titres de dette des pays en développement envers les marchés financiers. Une dette qui représente près d’un tiers de notre dette extérieure.

Conclusion

La question de la dette, comme dit précédemment, représente une barrière psychologique dans l’inconscient politique tunisien, ce qui est légitime. Cependant, la situation que l’on vit aujourd’hui est inédite. Le FMI prévoit une récession de 4% du PIB tunisien, une première historique. Cette crise pourrait être fatale pour l’économie tunisienne. Dans ce texte, nous avons démontré qu’annuler la dette était une option possible, envisageable et souhaitable.

Loin des calculs mathématiques et comptables, la question qui se pose aujourd’hui est d’ordre politique : quel est le projet politique de la République Tunisienne ? Les générations futures sont-elles condamnées à vivre avec pour seul objectif le remboursement d’une dette qui ne sera jamais remboursée ? Cela est absurde. L’économie tunisienne aura besoin de souffler après cette crise. Nous aurons besoin d’investir massivement dans la santé, les infrastructures, l’éducation. Nous aurons besoin de prévoir la transition énergétique et la crise écologique et climatique. Pour ce faire, nous avons besoin de regagner notre souveraineté politique et économique. La dette ne nous laisse aucune marge de manœuvre. L’annuler est aujourd’hui une question de sécurité nationale. Le contexte est favorable, il ne manque que le courage.