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Crédit photo : Ahmed Zarrouki

L’obscurité, c’est-à-dire l’ignorance, est en effet confortable à plus d’un titre. S’il se fait violence néanmoins, il pourra accéder au Bien, à la Vérité qu’incarne ce soleil aveuglant. La dialectique ascendante, celle par laquelle il remonte de la grotte au soleil, est très exactement celle par laquelle il s’extraie des préjugés et autres opinions pour parvenir au Idées, à l’Intelligible et, en toute fin de parcours, au principe qui conditionne toute connaissance et toute réalité, principe que Platon appelle l’Idée du Bien. Voici ce que dit l’auteur de la République :

Supposons maintenant qu’on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur erreur : vois ce qui résulterait naturellement de la situation nouvelle où nous allons les placer. Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la tête, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les ombres (…)Platon, République, Livre VII

Nous sommes aujourd’hui dans la situation de ce pauvre homme à qui l’on  impose de regarder la vérité en face, le Covid-19 étant cette force qui nous pousse à l’attention, à l’éveil, à contempler ce que nous avons fait de nos vies et à prendre une nouvelle voie, plus mesurée, plus vraie, plus juste. Plus digne, en somme. Notre dialectique, si nous l’acceptons, pour parodier la célèbre formule de Mission impossible, sera de lâcher l’ombre pour la proie et de cultiver notre jardin, bio, cela va sans dire. De nous recentrer sur nous-mêmes, de réviser nos priorités, de cesser cette agitation mondaine qui achève de nous disperser.

Tout ceci, c’est un euphémisme, est d’une sagesse absolue. Mais le mythe platonicien gagnerait à être enrichi, peut-être, pour coller un peu plus à ce que nous vivons. Car la caverne ne représente pas simplement le monde d’avant ; elle incarne également le monde intermédiaire, l’entre-deux dans lequel nous vivons aujourd’hui, avant que ne survienne, un jour et concrètement, le monde d’après.

Et de fait, le monde d’aujourd’hui est (aussi) le monde de la caverne, au sens propre et figuré. Au sens propre, car nous vivons, certes à des degrés divers, mais tout de même, terrés, confinés, repliés dans les antres que sont devenus nos foyers (quand nous avons naturellement la chance d’en avoir). Au sens figuré, car dans la mesure où nous sommes dans l’impossibilité de voir venir, nous ne vivons que d’images, de projections, de modèles de gestion du risque. Nous nous en nourrissons pour pouvoir avancer vers le monde d’après. Ces formalisations et autres modèles et, plus généralement, l’ensemble des informations qui nous parviennent au sujet de la pandémie, fonctionnent comme des images qui portent en elles un récit apocalyptique – au sens de récit prophétique et non pas au sens ordinaire de catastrophe. C’est très exactement ce récit qui fait que nous sommes encore dans le temps de la caverne.

Dans la caverne où nous vivons aujourd’hui se donne à voir en effet une variation de l’Apocalypse, celle de Jean donc, devant nos âmes fatiguées et démunies. De jour en jour, se construit un texte dont la trame est tissée de symboles et d’allégories, un texte à la teneur prophétique qui reprend à son compte la révélation que Jésus avait faite à Jean et dans laquelle il lui dévoile « le sens divin de son époque et comment le peuple de Dieu sera bientôt délivré ».

Tel est le récit du Covid-19 qui s’écrit aujourd’hui à mesure que nous avançons vers une délivrance nécessairement inéluctable. Les modèles statistiques dans leurs déclinaisons multiples, les protocoles de soins, les normes sanitaro-sécuritaires fonctionnent comme une novlangue dont nous apprenons les rudiments au jour le jour et que nous ânonnons presque comme des incantations magiques : chloroquine, tocilizumab, létalité, contagiosité, asymptomatique. Une novlangue avec un potentiel heuristique déroutant, comme le serait la plus ouverte des allégories, en charge de nous réveiller, comme disait Kant, d’un « sommeil dogmatique » qui n’a que trop duré, nous qui, au plus profond de nous-mêmes, vivons la mort et la ressentons. Cette concomitance du sommeil et de la mort, un dit du Prophète Mohamed l’exprime au plus juste: الناس نيام فإذا ماتوا انتبهوا. « Les hommes sont endormis et ce n’est que lorsqu’ils meurent qu’ils deviennent lucides ».

La mort, en effet, rend sage. La question est maintenant de savoir si nous saurons faire fructifier cette sagesse, pour que l’Apocalypse ne se réduise pas à n’être qu’une simple apocalypse ou, dit autrement, pour que vision prophétique ne rime pas avec catastrophe.