Mobilisés pour surmonter la crise sanitaire, tous les pouvoirs publics, assistés par des initiatives privées, ont consacré les capacités humaines et financières pour se préparer à redresser les résultats de la guerre. Les deniers publics étaient au carrefour des préoccupations des décideurs pour une meilleure affectation des crédits afin de faire face aux répercussions du Covid-19, tout en respectant le cadre légal applicable en la matière. La Tunisie qui a pu, dans des limites, surmonter les dangers d’une large propagation du virus, se trouve actuellement au cœur de la crise post-Covid. Une telle crise vient d’être traduite, obligatoirement, à travers le projet de la loi de finances pour l’année 2021, en cours de préparation. Nous devons noter que la loi de finances est, en principe, le miroir de la capacité financière de l’Etat, un défilé ordonné et coordonné de programmes et objectifs à atteindre. Le tout devrait obéir à une logique de gestion budgétaire par objectifs, instaurée dernièrement par la loi organique du budget (LOB) du 13 février 2019. Il est important, ainsi, de souligner que la loi de finances, pour plusieurs raisons, n’est valable que pour une année. Cette annualité signifie que les recettes et les dépenses autorisées par le Parlement ne sont, en principe, valables que du 1er janvier au 31 décembre de chaque année.
Les pouvoirs publics, disposant d’une certaine marge de manœuvre pour anticiper une riposte efficace, n’arrivent pas à annoncer une stratégie nationale claire pour la phase post-Covid-19, et ce, à cause de l’absence d’une approche globale intégrant les dimensions sanitaire, politique, économique et sociale. Nous estimons que « l’existence d’une véritable stratégie pour garantir une riposte rapide permettra d’alléger, évidemment, les répercussions de la crise car l’Etat n’échappera pas à la récession de l’économie mondiale » (Lire notre article du 5 mai 2020).
Généralement, la loi de finances représente l’instrument primordial aux mains des gouvernants pour la mise en œuvre de la politique publique définie par le chef du gouvernement. En sa qualité de vecteur de programmes publics, cette loi devrait contenir la prise de mesures supplémentaires pour le redressement de la crise tout en garantissant l’utilisation optimale des deniers publics. Cependant, les dernières années ont montré que la loi de finances est devenue une porteuse de rêves reportés annuellement. Un report de projets, de réformes et programmes, aggravé cette année par la crise sanitaire du Covid-19, mènera certainement au non accomplissement efficace des obligations constitutionnelles qui pèsent sur l’Etat, notamment en termes de justice sociale, de développement durable et d’équilibre entre les régions. (Article 12 de la Constitution). Avant de s’intéresser aux préparatifs du projet de la loi de finances pour l’année 2021, la lecture des répercussions économique et financière de la pandémie s’impose.
Retombés de la crise sanitaire sur la situation financière
Les mesures présidentielles et gouvernementales annoncées, ont engendré un recours excessif aux deniers publics même en dépassant la capacité financière et avec l’inexistence d’une marge de manœuvre budgétaire. En effet, l’Etat, en utilisant les crédits réservés pour dépenses imprévues (environ 767 millions de dinars dans la loi de finances 2020), avait encore besoin de crédits supplémentaires pour couvrir les dépenses massives engendrées par la pandémie. Une telle situation a imposé aux décideurs de redéfinir les dépenses et d’établir un nouvel ordre de priorités. En bref, le système de gestion des finances publiques est mis à l’épreuve. Ajoutons que les leviers dont dispose l’Etat pour agir sont réduits et il ne peut actionner, principalement et immédiatement, que par le recours à l’emprunt. À cet égard, la Tunisie a obtenu du FMI, un décaissement de 745 millions de dollars pour faire face à la pandémie. Incontestablement, les fonds provenant de l’emprunt constituent une source importante de financement et peuvent optimiser les ressources. Toutefois, ça sera funeste si nous ne contrôlons pas ce fléau d’endettement. Dans les conditions normales, l’augmentation des dépenses publiques permet de relancer l’économie en faisant de l’équilibre économique un outil au service de l’équilibre budgétaire. Le déficit budgétaire (actuellement – 3% du PIB) qui grève les finances publiques tunisiennes depuis des années, était relativement toléré dans la mesure où il était contrebalancé par la réalisation de la croissance économique. Toutefois, la crise sanitaire marquera une difficulté majeure dans l’accomplissement de ce rapport mutuel si la stratégie nationale de redressement n’intervient pas dans de brefs délais. La situation économique, déjà compliquée en temps normal, est devenue plus difficile avec le Covid-19. En effet, le confinement général a entrainé la paralysie de l’activité économique, à l’exception de celle liée à la sécurité sanitaire et alimentaire. Les mesures prises par les autorités publiques atténuent certainement la virulence du virus, mais elles seront un catalyseur exponentiel de la crise économique. Conscients de la future crise, les décideurs ont choisi la préservation des vies humaines.
La Banque Mondiale, dans son rapport de suivi de la situation économique de la Tunisie publié le 16 avril 2020, présente les principaux risques auxquels est exposé le pays. Le rapport indique que « l’aggravation de la pandémie mondiale entrainerait une détérioration des perspectives économiques mondiales ». Cette situation serait préjudiciable à l’activité économique en Tunisie, en particulier au tourisme et aux exportations, enregistrant un ralentissement de la croissance et de la création d’emplois. Dès lors, la diminution des recettes publiques est face à une augmentation potentielle des prix des marchandises importées, d’où la hausse de l’inflation.
Signalons que les mesures de soutien aux entreprises et aux catégories fragiles de la population auront un coût dépassant les 3 milliards de dinars. Ainsi, la mesure prise par la Banque Centrale de Tunisie de reporter de 6 mois le paiement des crédits bancaires a soulevé certaines critiques, dans la mesure où cette décision transférera la crise au secteur bancaire, l’un des secteurs les plus prolifiques. Même si cette décision tend à alléger la pression sur les entreprises, rien n’empêche, avec les indices actuels, que dans 4 mois les entreprises n’arrivent pas à honorer leurs engagements vis-à-vis des banques. Comment parvenir à rattraper les coûts de deux mois d’activité suspendue ?
Nous estimons que c’est le moment ou jamais pour que la Tunisie diversifie réellement, ses partenaires en Afrique. Ne vivant pas en autarcie, nous sommes obligés de ne pas nous contenter du marché européen pour éviter le risque d’une dépression économique surtout avec la situation actuelle de l’Europe. Bien que les indicateurs soient décevants, les gouvernants doivent anticiper le glissement au cœur de la « tempête financière » en dressant une stratégie nationale globale claire et efficace. Il faut que nous arrivions à profiter des opportunités du succès médical de la Tunisie dans la lutte contre le Covid-19 par « une politique de relance de l’investissement ciblée en fonction des nouvelles exigences de l’économie mondiale ».
Outre la nécessité d’une approche nationale globale de la gouvernance de la crise post-Covid-19, nous soulignons que tout le travail des pouvoirs devrait s’articuler sur trois objectifs principaux : transparence, efficience et redevabilité. Le public doit avoir accès à toutes les informations qui ne sont pas classées confidentielles. Il doit être informé des décisions, des politiques et leur mise en œuvre, ainsi que des résultats obtenus.
En jetant un coup d’œil sur les préparatifs du projet de la loi de finances pour l’année 2021, nous pouvons dire que ce projet marquera, encore, l’annualité des rêves dans le sens que les orientations du projet nous réfèrent à un report, répété et forcé, des programmes et des projets. Ce qui nous importe le plus c’est que la crise financière et la difficulté de la situation ne deviennent pas l’alibi de l’ignorance des attentes légitimes des citoyens.
Report continu des attentes ?
Certes, les répercussions de la pandémie sur la situation économique et financière seront plus significatives en les intégrant au sein de la loi de finances de l’année post-Covid-19. Rappelons d’emblée que la Constitution de 2014, dans son article 91, attribue au chef du gouvernement le pouvoir de déterminer la politique générale de l’Etat qui comporte, logiquement, la fixation de la politique budgétaire annuelle. En application de l’article 6 de la Loi organique du budget, le chef du Gouvernement a adressé, le 14 mai 2020, aux ministres, secrétaires d’Etat, Instances Constitutionnelles Indépendantes et aux responsables des programmes une circulaire fixant les orientations générales du budget de l’Etat pour l’année 2021. Nous lisons dans cette circulaire la reconnaissance des conséquences de la pandémie et des mesures annoncées durant le confinement sur l’économie nationale, les finances publiques et les équilibres généraux. Dès lors, la mise en place d’un ensemble de mesures « plus douloureuses » est indispensable afin de protéger le tissu économique et la soutenabilité du budget de l’Etat, afin de garantir la capacité de l’Etat à honorer ses engagements et ses obligations et à préserver les équilibres financiers. Nous estimons que le déficit budgétaire de la Tunisie continuera à être prévisionnel pendant au moins deux ans. Le chef du gouvernement souligne dans ladite circulaire que la sensibilité de la situation nécessite la réunion des efforts de tous les intervenants, y compris les partenaires sociaux, pour assurer la relance économique et le rétablissement des finances publiques tunisiennes. Il faut, d’ailleurs, que tous les objectifs, règles, structures et procédures visent à répondre aux besoins et aux attentes légitimes des citoyens. En effet, les Tunisiens ont longtemps attendu une véritable vague de réformes à même de répondre à leurs besoins et à assurer une justice sociale. Cependant, le manque clair de transparence de l’action gouvernementale, en particulier en matière financière, conduit à un sentiment de méfiance des gouvernés à l’égard des gouvernants, donnant lieu, probablement, à de nouveaux conflits. Or en l’état actuel, le gouvernement paraît incapable de gérer des problèmes supplémentaires.
La lecture approfondie de la circulaire fixant les orientations générales du projet de la loi de finances pour la gestion 2021 permet de conclure que la prochaine loi marque un bouleversement, temporaire et peu apparent, de la logique de gestion budgétaire par objectifs. En effet, les autorités se trouvent obligées de laisser de côté certains projets ou programmes afin de redresser les pertes causées par le coronavirus. Rappelons à ce niveau, qu’à partir de 2020, le budget est préparé selon un horizon pluriannuel. Toutefois, le chef du gouvernement a souligné que, malgré la situation exceptionnelle et le retard engendré par le confinement, tous les intervenants doivent préparer les estimations de 2021 en respectant les échéances et le délai constitutionnel de dépôt du projet de la loi. Il précise, ainsi, un ensemble de mesures à suivre dans la détermination des estimations du budget de l’Etat. Ces mesures sont, principalement, relatives aux dépenses de fonctionnement, de gestion et d’investissement.
S’agissant des dépenses de fonctionnement, il est exigé que, conformément aux articles 45 et 70 de la loi organique du budget, les ministères (y compris leurs services centraux et régionaux) ainsi que les établissements publics -dont les budgets sont rattachés par ordre au budget de l’Etat- fixent l’effectif global du personnel. Cette fixation à voter par le Parlement, sera suivie par un certain nombre de mesures dressées par le chef du gouvernement. Ce dernier recommande l’arrêt des recrutements pour toute l’année 2021, à l’exception des secteurs nécessaires. Ainsi, le report d’une année des promotions programmées pour 2020 et 2021 est demandé. Ajoutons, encore, le report de tous les programmes de formation en vue d’affectation jusqu’à 2022.
Bien qu’elles permettent la mobilisation des ressources, ces mesures nous paraissent exigeantes dans la mesure où, par exemple, les coûts des programmes de formation n’avaient pas véritablement cette ampleur pour affecter l’équilibre budgétaire visé ou garantissant la relance économique. Une autre mesure est aussi recommandée à savoir l’interdiction de signer aucun accord, y compris avec les syndicats, ou de prendre des mesures ayant des implications financières sans consultation de la présidence du gouvernement et du ministère des Finances.
À ce niveau, une remarque relative à cette mesure s’impose. Il est vrai que qu’en temps de crise, l’Etat peut recourir à un recentrage des pouvoirs pour garantir l’unité de la réponse étatique aux exigences de la situation post-covid, mais cela ne devrait pas engendrer une déresponsabilisation des agents publics. En effet, le responsable de programme, chargé de le piloter, se trouvera, presque, sans pouvoir discrétionnaire pour la prise de décisions. Nous estimons qu’il était mieux de mettre en place un système de guide, voire de contrôle supplémentaire pour ne pas confisquer tous les pouvoirs des agents.
En outre, concernant les dépenses de gestion, la circulaire recommande, par exemple, le contrôle des frais des réceptions, de résidence et des missions à l’étranger, ainsi que la rationalisation de la consommation de l’énergie, notamment par la diminution de l’utilisation des véhicules administratifs. Pour les dépenses d’investissement, la priorité sera accordée aux projets et programmes décidés au niveau des conseils de ministres, en plus de l’achèvement des grands projets déjà lancés, notamment ceux liés aux infrastructures contribuant à améliorer le niveau de vie des citoyens.
Le gouvernement, pour sa part, souffre encore du manque de transparence qui influencera l’acceptation, par le public, de nouvelles mesures douloureuses. À notre avis, pour atténuer la lourdeur des mesures, il faut qu’elles soient préparées en concertation avec le public ou la société civile. Dès lors, le rôle des collectivités locales nous paraît déterminant pour surmonter les difficultés de la phase post-Covid. Des crédits supplémentaires devraient être absolument, transférés au profit des collectivités pour assurer la reprise normale et efficace des services publics locaux. Pour finir, il faut signaler que la baisse spectaculaire du nombre des cas testés positifs au Covid-19 en Tunisie ne signifie, aucunement, la reprise d’un rythme de vie normale, mais la coexistence prudente avec le virus sans que cela ne devienne l’alibi d’un report indéterminé des aspirations des Tunisiens qui ont hâte d’aboutir une justice sociale et un développement durable.
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