Les coupes de chêne zeen dans la région d’Aïn Sallam ont suscité beaucoup d’intérêt et d’indignation, d’autant plus que les arbres abattus sont de gros diamètre et que les coupes ont été faites au cours de la période de confinement. Une récente visite aux forêts de chêne zeen en Kroumirie nous ont permis de réaliser de visu l’état de nombreuses zéenaies (forêts de chêne zeen) et de tirer certaines conclusions quant à leur avenir en rapport avec les usages dont elles font objet par les habitants des forêts.
Rappelons que le chêne zeen est une endémique algéro-tunisienne. En Tunisie, il pousse en Kroumirie, à l’état pur ou mélangé au chêne liège.
1. Le chêne zeen est-il menacé en Tunisie ?
A priori, la réponse à cette question est négative. Les forêts de chêne zeen sont étendues en Tunisie et certains secteurs sont à l’abri de toute forme de pression pour persister au moins sur le moyen terme.
2. Quelles menaces pèsent-elles sur les forêts de chêne zeen ?
Les forêts de chêne zeen les mieux conservées sont celles qui se trouvent loin des installations humaines. Les pressions exercées sur ces forêts consistent au pâturage continu du couvert végétal pouvant pousser à leur lisière. En effet, le plus souvent, les forêts de chêne zeen sont fermées, ne laissant pas passer la lumière pour permettre à d’autres espèces végétales de pousser. Néanmoins, à leur lisière, on retrouve un maquis dominé surtout par la bruyère arborescente, mais comprenant aussi d’autres essences, telles que le myrte, filaire, arbousier…
Les glands de chêne zeen arrivent à germer facilement, mais il est difficile de trouver des arbres de diamètres différents comprenant surtout des jeunes pieds dans les différentes forêts, ce qui justifie l’interrogation quant à l’avenir de ces forêts après la mort des vieux pieds. En effet, le pâturage continu et excessif ne permet pas aux jeunes pousses de continuer leur croissance pour permettre une régénération naturelle des forêts de chêne zeen. Les secteurs en dehors de toute pression (réserve de cerfs d’El Feidja par exemple) permettent de voir des pieds de chêne zeen de différentes classes de taille. Autrement, la régénération des forêts de chêne zeen est conditionnée par la mise en défens de certaines parcelles, action difficile, voire impossible dans l’état actuel de gestion de nos forêts.
Il est aussi clair que les arbres coupés arrivent à se régénérer s’ils ne subissent pas de pressions constantes, ce qui revient à la situation précédente, c’est-à-dire que les coupes peuvent être réparées à condition de mettre en défens les parcelles où des arbres ont été coupés et d’y interdire le pâturage.
Une autre pression pèse sur les forêts de chêne zeen, à savoir le ramassage du bois coupé qui ne reste pas sur place –sauf les gros pieds non transportables-, ainsi que du sol au-dessous de la zéenaie. Cette dernière pratique est l’apanage de certains pépiniéristes. En effet, la litière formée par la chute annuelle des feuilles de chêne zeen permet d’enrichir le sol en matière organique et constitue un habitat pour les décomposeurs de toute sorte ainsi que leurs prédateurs. Le ramassage de cette litière empêche le développement du sol de la zéenaie et appauvrit le milieu en biodiversité. La litière constitue aussi le terreau dans lequel peuvent germer les glands de chêne zeen une fois tombés au sol. Son absence signifie simplement l’impossibilité de régénération de la forêt.
Les forêts de chêne zeen sont parcourues par des troupeaux de nature différente (bovins, ovins et caprins). L’élevage bovin a tendance à se réduire, tandis que les troupeaux d’ovins et caprins s’accroissent à vue d’œil. Dans certains secteurs, le pâturage est intensif alors que certaines localités ont tendance à l’abandonner. Le vieillissement des personnes attachées à ce type d’activité rend le renouvellement des troupeaux impossible, ce qui est à l’avantage du couvert forestier. Ceci dit, dans plusieurs localités, on voit des jeunes surveiller les troupeaux, ce qui souligne le caractère vital de l’activité pour les revenus des ménages. Les pratiques de certains bergers sont récusables, telles que la coupe des tiges de chêne liège, de chêne zeen ou aussi d’autres arbustes (oléastre et filaire) pour rendre leur feuillage accessible aux animaux, réduisant ainsi la diversité et l’étendue du couvert végétal.
3. Aïn Sallam, un cas isolé ?
La réponse est malheureusement négative. Le cas de la forêt d’Aïn Zana est particulièrement inquiétant, car dans certains secteurs, plus de la moitié des arbres ont été abattus. Les coupes sont continues dans le temps, et la tradition du charbonnage est –semble-t-il– bien ancrée chez ceux qui s’adonnent à cette pratique. Ces coupes ne concernent malheureusement pas uniquement le chêne zeen. Nous avons trouvé un pied de chêne afares –une autre endémique algéro-tunisienne- coupé. L’espèce est fortement localisée en Tunisie.
Dans d’autres secteurs, les branches latérales du chêne zeen sont coupées pour l’alimentation du bétail, et les arbres sont réduits à un squelette couvert de feuilles au niveau du tronc. Cette pratique perdure et ne semble pas s’arrêter de si tôt.
4. Les menaces sont-elles spécifiques au chêne zeen ?
Les menaces ne sont pas spécifiques au chêne zeen. La dégradation du couvert végétal de différents types de forêts le prouve. Les espèces spécifiquement ciblées par les coupes sont :
- L’aulne, coupé par les artisans du bois,
- Les gros pieds d’arbousier, coupés en totalité ou en partie, pour la confection d’objets en bois,
- Les gros pieds d’oléastre, coupés par les artisans du bois,
- Le myrte, coupé à ras, pour la distillation.
Face à ces situations, les espèces poussant au bord des cours d’eau sont particulièrement menacées, et il est opportun d’envisager leur multiplication pour une exploitation raisonnée. Quant au myrte coupé, les arbustes perdent en temps pour s’accroître, fleurir et fructifier. On ne peut pas tolérer encore que de telles pratiques perdurent, car l’intensité des coupes est importante et a tendance à s’étendre. La solution passe par la plantation du myrte destiné à la distillation et à laisser à la forêt le temps de se développer. Ce type de solution n’est malheureusement pas à l’ordre du jour, y compris chez les associations faisant la promotion de la distillation de cette essence.
Certaines opérations sylvicoles, notamment l’extraction du liège, sont effectuées par du personnel non qualifié ; la preuve étant les blessures laissées sur les arbres démasclés (dont on a prélevé le liège). Les blessures sont la porte d’entrée d’agents qui affaiblissent l’arbre et peuvent entrainer sa mort. La solution est pourtant « simple », et passe par la formation du personnel –saisonnier- chargé de telles opérations. Il est d’autres délits, de moindre étendue, consistant au démasclage du chêne liège en dehors de la période réglementaire et avant que la couche de liège ne soit entièrement régénérée, ce qui provoque au moins un affaiblissement des arbres démasclés, sinon leur mort. Le but de ce type d’opération semble être la confection artisanale de ruches d’abeilles.
La plus grave des menaces demeure le feu qui détruit tout sur son passage. Les incendies de 2017, malgré l’ampleur de leurs dégâts, n’ont pas été suivis par des mesures visant à les prévenir dans l’avenir. Et les pyromanes pourraient revenir à leurs pratiques destructrices. Un cas est révélateur de cette situation, à savoir l’incendie ayant frappé le parc d’El Feidja en 2019. Tout semble indiquer que l’incendie qui a ravagé une partie du parc a été provoqué par ceux qui ont intérêt à ce que la végétation ligneuse disparaisse pour laisser pousser l’herbe pour leur bétail ! Sans oser spéculer, disons simplement que les incendies n’épargnent aucun site, et qu’ils peuvent affecter tout type de forêt. Il est donc temps de mettre un terme aux actions des pyromanes !
5. Conséquences et leçons à tirer
Il est indéniable que les conséquences des actions sévères sur la forêt sont la perte de la biodiversité et l’incapacité de régénération du couvert végétal, en raison des pressions constantes. Il est clair qu’il existe une corrélation négative entre la présence humaine et le couvert forestier, en raison des pratiques ancrées, mais négatives sur le couvert forestier.
La réalité des forêts de chêne zeen en particulier est complexe. De nombreux acteurs y interviennent. Citons d’abord les forestiers chargés de les préserver, ensuite les populations qui les habitent et d’autres types d’intervenants, tels que la société civile.
La présence des forestiers sur place n’est presque plus assurée, car les postes forestiers hérités de la colonisation tombent ou sont tombés en ruines. Certains ont été vandalisés (El Ghorra) et, il semble que l’absence des techniciens des terrains dont ils ont la charge facilite l’accomplissement des délits. Il est alors fortement recommandé de réhabiliter les postes forestiers en ruine ou de construire de nouveaux à leur place.
Les gardiens des massifs forestiers se plaignent de la lourdeur de leurs tâches, surtout qu’ils sont nombreux à être trop âgés pour pouvoir se déplacer facilement sur des terrains souvent accidentés et via voies de communication en mauvais état.
L’augmentation des effectifs des techniciens forestiers, par le recrutement, ainsi que celui des gardiens des forêts est un besoin impérieux pour pouvoir assurer une surveillance continue de nos forêts.
Le rapport aux populations n’est pas la seule responsabilité des forestiers, et de nouveaux modèles de développement des populations forestières sont à envisager, afin de réduire la pression sur la forêt. En effet, nombreux sont ceux qui envisagent quitter leurs lieux de vie en raison de la rudesse de leurs conditions de vie (accès à l’eau, à la santé, à l’école…). Ces populations ont été maintenues dans un état de dépendance des services forestiers, seuls pourvoyeurs d’emploi au niveau local, et de nombreux projets de développement n’ont fait qu’accentuer l’état d’assistées des populations dont certaines s’y sont durablement installées.
L’accroissement des besoins des populations rend leurs activités traditionnelles (élevage et agriculture de subsistance) incapables de couvrir la totalité de leurs besoins (soins, scolarisation des enfants, factures, dépendance des marchés), ce qui les pousse à envisager des solutions qui leurs génèrent plus de revenus. Et cela explique en partie les délits constatés. Cette nouvelle situation appelle les différents acteurs du développement à revoir leurs façons d’intervenir et de proposer des solutions durables et compatibles avec la situation de ces populations locales.
La situation est épineuse et présente une grande variabilité dans l’espace et le temps. Les forêts ont atteint leurs limites en termes de productivité, et la pression ne cesse de s’accroître dans plus d’une région, alors qu’elle s’atténue dans d’autres.
Il est un secteur non évoqué ici, à savoir celui des aires protégées, qui mérite à lui seul une évaluation spécifique en raison de ses particularités et de son rôle dans la préservation de la biodiversité. Rappelons pour l’occasion qu’El Feidja et Aïn Zana sont deux aires protégées, mais leur statut ne les a pas préservées des agressions évoquées plus haut.
Redonner à la forêt sa fonction d’origine en tant que réservoir de biodiversité, de lutte contre l’érosion hydrique et de production d’oxygène est une des obligations qui incombent à tous, mais pas seulement aux gestionnaires de l’espace forestier. Nous avons atteint un stade où le risque de perte de notre patrimoine forestier est réellement important. Envisager l’avenir sous un autre angle est possible, et des solutions de rechange peuvent être proposées (plantation d’arbres à croissance rapide pour le charbonnage, cultures de substitution aux essences les plus convoitées, aménagement pastoral…) sont autant de solutions potentielles permettant de réduire la pression sur les forêts naturelles. Ceci est notre devoir à tous. L’inaction ne fera qu’empirer la situation, et nous ne pourrons que le regretter.
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