D’abord parce l’internationalisation suppose, peu ou prou, un état des lieux comparatif de par le monde. Il y aurait ainsi des pays « en retard » sur le chemin de la juridisation, d’autres qui en seraient les champions, loin devant, produisant des droits comme on produit des voitures sur une chaîne de montage : vite, bien et en série.
Ensuite, parce que c’est aussi l’occasion de multiples rétrospectives sur le mode du « que sont-elles devenues » transnational, donnant à voir l’évolution des unes et des autres encore une fois au regard d’une norme plus ou moins implicite de vitesse, d’accomplissement et de plénitude, que les hommages rendus ici et là aux icônes sinon mainstream du moins « mainstreamables » et donc récupérables, achèvent de positionner sur le chemin des acquis féministes.
La question qui se pose à ce niveau est toute trouvée, s’imposant d’elle-même. « Que nous est-il donc permis d’espérer ? », pour paraphraser la célèbre interrogation kantienne. La réponse est en soi relativement simple : que cette journée soit ici et maintenant, pour nous, l’occasion de sortir du paradigme juridique ou, plus exactement d’entamer une réflexion sur la nécessité d’en sortir. Il s’agit donc de subvertir le principe même de ce 8 mars, de le tordre, pour le faire nôtre.
Je mesure naturellement ce que ce genre de réflexion peut avoir de provocateur. Mais le propos qui le sous-tend est en réalité éminemment réaliste. Il faut extirper, avec toute la violence symbolique dont on peut être capable, la question des droits des femmes de son cadre juridique pour mieux leur rendre justice. J’explique rapidement cette idée. En latin, le préfixe ex signifie à la fois « à partir de », « par » et « hors de », c’est-à-dire deux mouvements ou actions contradictoires, puisqu’il s’agit aussi bien de « s’extraire », de « sortir de », que « d’ancrer » et de « partir de ». Or c’est exactement de cela qu’il est question ici : faire, en somme, que le ex de ex jure, soit compris comme une sortie du droit (ce qui n’est pas le sens de la locution latine classique, puisque ex jure a à avoir avec la conformité au droit) mais une sortie qui soit pensée comme une manière d’y retourner avec plus d’efficacité.
Pourquoi donc vouloir sortir du droit ? Est-ce parce que nous en avons fait le tour, qu’il n’y a plus matière à revendiquer des droits ? Evidemment que non. Le problème se situe en amont. Sortir du droit tout simplement parce que personne ne veut des droits stricto sensu, mais cherche d’abord à être reconnu. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, on ne fait pas un sort à la reconnaissance en octroyant des droits. C’est le libéralisme qui associe les deux et qui fait que nous sommes habitués à penser le droit comme vecteur de la reconnaissance et ce, d’une manière exponentielle : plus de droits équivaut à plus de reconnaissance. Or c’est techniquement tout le contraire qui se passe : pour prétendre être reconnus, il faut avant tout commencer par supprimer certaines lois liberticides, regardons autour de nous : moins de droit (au singulier), plus de reconnaissance.
Par ailleurs, la reconnaissance suppose de penser en termes de droits spécifiques, une notion profondément non libérale, et non pas simplement en élargissant le spectre ou le champ d’application du droit. En d’autres termes, vouloir les mêmes droits pour tous est en soi, est-il besoin de le rappeler, légitime, mais il arrivera bien un moment où il faudra se poser la question des droits collectifs, à savoir des droits qui sont octroyés à certaines communautés à l’exclusion des autres. Ces droits peuvent aussi fonctionner sur le mode de l’exemption (c’est le cas des Sikhs en Grande-Bretagne qui sont par exemple autorisés à ne pas porter de casque, en raison du turban dont ils se coiffent, lorsqu’ils se déplacent à vélomoteur). Mais naturellement, leur principe même suppose de reconnaître l’existence ontologique des communautés avant de penser leur être juridique. Or le libéralisme a pensé les droits comme individuels et non comme collectifs, parce que l’identité collective n’a pas de sens pour lui. Il a fallu attendre les années 1990 pour voir émerger la question des droits collectifs via les courants multiculturalistes. Sommes-nous capables de sortir du droit (classique) pour penser des droits spécifiques qui valent pour certains groupes et pas pour l’ensemble de la communauté nationale? Faire jouer le leitmotiv des droits en général et ceux des femmes en particulier, n’est-ce pas au final être moins exigeant et lâcher la proie pour l’ombre?
C’est ce genre de questionnements qu’un 8 mars classique préoccupé de rétrospectives et de satisfecit de lutte ne pose pas, oubliant, étrangement, que les débats d’aujourd’hui alimenteront, à n’en pas douter, les hommages de demain.
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