La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, reconnaît «la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine» et les droits qui en découlent. Les préambules du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, de 1966, énoncent que les droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine «découlent de la dignité inhérente à la personne humaine». La juridicisation du principe de dignité humaine a été la conséquence logique de cette évolution. Ceci n’a pas été sans malentendus.
A ce propos l’éminent juriste Jean-Pierre Marguénaud parle d’ «une notion aussi abstraite […] ne peut que se révéler inconsistante, n’ayant pour substance que ce que l’on veut y mettre et pas nécessairement des prolongements logiques à l’avantage de l’homme, qu’elle peut servir si l’on en fait la source de revendications et de droits, comme asservir si l’on en fait le motif de limitations et de privations». De fait, la notion de dignité humaine ne peut être uniformément comprise, d’où la tentation de son instrumentalisation. Il n’en demeure pas moins que le rejet de la torture, de l’esclavage, de la ségrégation, etc. sont des balises qui guident nos conduites. Elles traduisent l’universalisme de la dignité humaine.
Dans notre constitution, le principe de dignité humaine est un principe du droit positif reconnu, mais sa nature réelle et ses implications sont interprétées de façons différentes.
Au temps des interprétations les plus fantaisistes de notre constitution, les violations répétées des Articles 21-22-23-24 au nom du respect de la dignité humaine laissent indifférents. L’interprétation abusive de l’article 49 de la constitution au nom de “la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publique ou les droits et libertés d’autrui” sert à pérenniser les lois liberticides parfois héritées de l’époque coloniale. Une philosophie conservatrice, machiste, répressive plutôt que protectrice du citoyen et des minorités domine. Le droit à la vie privée est contesté au nom de la dignité. L’argumentaire développé pour justifier la logique répressive de l’appareil de l’État se fonde sur une lecture du respect dû à la dignité humaine. Sous prétexte que l’État se doit avant tout de préserver la société des écarts portant atteinte à son équilibre et donc à la dignité humaine, les libertés individuelles sont foulées aux pieds. Au nom du «respect que les êtres humains se doivent les uns aux autres», on tente d’achever le peu d’autonomie dont jouissent encore les minorités dans notre société. Cette famille de pensées, forte du soutien d’une large partie de la population et au nom d’une conception dépassée des libertés individuelles, cette majorité bien-pensante, tient des discours et tente d’imposer un mode de vie, s’octroie le droit de réprimer les minorités qu’elle juge déviantes. Et il est facile pour une minorité d’être perçue comme déviante. Pour cette majorité, d’une manière ou une autre, la dignité d’une personne comme représentant de l’humanité est unique. Ceci l’autorise donc à s’immiscer dans les intimités des uns et des autres ! Au nom de cette conception ethnocentrique de la dignité, d’un modèle sociétal rétrograde figé, l’intrusion dans la sphère privée des personnes est pratiquée et ce, même si les conduites qu’ils cherchent à réprimer, ne nuisent à personne et ne portent pas atteinte à l’ordre public, à la moralité publique ou à la santé publique.
En face, se décline une autre logique, une minorité, presque inaudible, pense que la dignité subjective de l’individu doit rester le seul critère à protéger par la loi. Elle défend l’idée que faire librement un choix de vie n’empiète en rien sur l’équilibre social. L’attitude constructive qui permet l’épanouissement de l’individu et de la communauté doit respecter la volonté de l’individu. Chaque individu a sa conception personnelle de sa dignité. Cette logique respecte l’intimité des lieux où s’exercent la vie privée et le droit à l’intégrité physique. En matière d’orientation sexuelle par exemple, cette conception subjective de la dignité autorise tout un chacun à s’épanouir, tant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui et ne cause aucun préjudice à quiconque. Ceux qui défendent cette approche sont dénoncés et qualifiés de vendus à l’occident. Ils veulent porter atteinte, disent-ils, à nos racines culturelles et à l’identité nationale qu’ils ont définie. Toutes sortes d’arguments religieux, culturels sont utilisés pour les stigmatiser (istiesalyins). Ce n’est ni plus ni moins qu’un ethnocentrisme aveuglant. Dans la vie quotidienne, l’appareil administratif de l’État se nourrit de ce conservatisme majoritaire et continue à bafouer dans une relative indifférence les droits les plus élémentaires des minorités sur la base de textes juridiques obsolètes.
L’homosexualité est-elle par exemple une atteinte à la dignité humaine ? Peut-on réprimer une orientation sexuelle au nom du respect de la dignité ? Combien d’homosexuels connaissons-nous ? Des hommes politiques, des scientifiques, des artistes, des sportifs, des écrivains, des femmes et des hommes anonymes qui vivent avec nous!
Dans sa version française, l’article 230 du code pénal criminalise les actes consentis entre hommes dans la sphère privée même quand ils ne nuisent à personne. C’est donc l’acte en lui-même qui est condamnable. Alors que dans la version arabe du même article 230, c’est l’orientation sexuelle que l’on soit un homme ou une femme qui est condamnable. Le flou est total si en plus l’article 226 et l’article 226 bis en rapport avec l’«outrage public à la pudeur» sont invoqués. D’une façon générale, la loi criminalise toute expression d’affection entre les amoureux en public. Pour la loi tunisienne, toute relation en dehors du mariage est encore interdite. Les apparences seront peut-être sauves, mais rappelons-nous que les conduites sociales policées et les artifices utilisés ici et là ne doivent pas masquer le fait que chacun sans exception quel que soit son âge, son statut social a une vie intime.
L’article 230 du code pénal, un héritage de l’époque coloniale, transgresse le droit à la vie privée garanti par la Constitution, nous rappelle et excusez du peu, Mohamed Salah Ben Aïssa Professeur émérite en droit public, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, membre du conseil scientifique et du conseil d’administration de l’Académie internationale de droit constitutionnel et accessoirement ancien ministre de la justice !
L’âpre bataille autour de la désignation des membres de la cour constitutionnelle tourne, entre autres sujets, autour de l’interprétation des articles ambigus comme l’article 49. Les conservateurs voudraient mettre en avant la préservation de l’ordre public et la moralité publique pour mieux imposer leur vision de la société. Le contrôle des conduites personnelles, des choix de vie, de la façon de s’habiller, d’aimer et peut-être même de la façon de penser est une vieille chimère qui a fait tant de mal à l’humanité.
Au 21eme siècle, des dizaines de procès à Sousse, Kairouan, El Kef, Tunis… ont détruit des vies au nom d’un article de loi inconstitutionnel, l’article 230.
Certes en France, on brûlait vif les «sodomites» sur la place de l’Hôtel de ville jusqu’en 1750. Plus proche de nous, le Rosa Winkel dans l’univers concentrationnaire nazi nous rappelle l’état d’esprit des idéologues fascisants. Aujourd’hui encore, notre pays continue à partager avec l’Égypte, le Liban, Le Turkménistan, la Cameroun, le Kenya, l’Ouganda et la Zambie le sinistre privilège de la pratique des tests anaux. Cette pratique inhumaine et dégradante n’a aucune justification médicale. C’est une violation de la Convention contre la Torture, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples. Les médecins qui effectuent ces tests se rendent complices d’une grave violation de l’éthique médicale. Faut-il rappeler qu’un médecin ne doit en aucune façon se prêter à des actes de torture ou à un traitement dégradant, qu’il est interdit de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui (sans son consentement) ? Les relations sexuelles entre personnes du même sexe sont encore passibles de peine de mort en Afghanistan, Arabie-saoudite, Brunei, Iran, Mauritanie, Nigeria, Soudan, Somalie, Somaliland et Yémen.
Cela a pris des siècles de malheurs et de souffrance. Mais aujourd’hui, on sait que l’orientation sexuelle d’un homme ou d’une femme n’est pas une perversion. On sait que ce n’est pas une déviance, une maladie ou une anomalie biologique. Il ne peut y avoir d’homosexuels chez nous, continuent à déclarer les dirigeants autocratiques de certains pays. Ceux qui déclarent ce genre d’inepties n’ont simplement pas pris la peine de regarder autour d’eux.
Depuis 2011, aborder ce sujet n’est plus tabou en Tunisie. En octobre 2018, seize députés de la majorité ont proposé un projet de code des libertés individuelles, le gouvernement de l’époque qui se déclarait abusivement progressiste n’a même pas eu le courage de donner ne serait-ce qu’un avis sur le projet. En 2019, s’est constitué un collectif civil de 93 associations pour les libertés individuelles. La Commission des Libertés individuelles et de l’Égalité (COLIBE) était pour l’abrogation pure et simple de l’article 230.
Lorsqu’on examine une carte du monde, on constate que le machisme, la violation des droits de l’Homme et la répression des minorités se superposent au sous-développement et à la misère.
N’en déplaise aux esprits étriqués, les libertés sexuelles entre adultes consentants sont une réalité de nos jours. La loi doit évoluer avec la société, sinon elle devient purement répressive L’État doit garantir la liberté de disposer librement de son corps, le droit à une vie privée. C’est un droit universel. Pour bâtir une société juste, et même si nous sommes minoritaires, nous devons avoir le courage de dénoncer toutes les formes de répressions. Dans un État de droit, il ne saurait y avoir de lois d’exception ou de lois spécifiques aux minorités. Il n’y a qu’un seul droit qui s’applique à tous et il nous protège tous. Le respect de l’être humain, l’inviolabilité de l’intimité et de l’intégrité corporelle sont les fondements de notre dignité. Ils ne sont pas négociables. Le respect de la dignité humaine ne doit être compris que comme une barrière contre toutes formes de dérives des États, contre l’instrumentalisation de l’humain et non comme un argument pour imposer une vision rétrograde de la société.
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