Si le cours des événements s’est précipité depuis le 25 juillet, les analyses et les positionnements n’ont pas été en reste. Pour ou contre, coup d’Etat ou coup d’éclat, euphorie ou alarmisme, attentisme prudent proche du scepticisme ou attentisme plein d’espoir sur le mode du « on verra bien », avec des subtilités type « je suis contre mais on ne pouvait faire autrement », « je suis pour mais je reste vigilant ». Ce n’est pas mon objectif que de commenter ici ces positionnements. Mon propos est bien plutôt d’en lire un certain nombre indirectement, c’est-à-dire à l’aune de ce qui se joue maintenant à l’instant t, c’est-à-dire alors que les choses se font, se défont et se précisent.
L’un des premiers enseignements de ce qui vient d’avoir lieu est, très certainement, la validation populaire de la geste présidentielle (je dis bien la geste en faisant référence à ce poème épique médiéval qui décrit et retrace les hauts faits d’un héros). La liesse qui a accueilli l’application de l’article 80 de la Constitution est un élément-clé dont il faut prendre acte. Cette liesse est, si j’ose dire, transversale : elle touche toutes les catégories socio-professionnelles, classes moyennes, classes populaires mais aussi une partie de l’élite intellectuelle, pourtant traditionnellement réfractaire au changement. Sur le plan politique, elle fédère des franges que tout est pourtant censé éloigner : une certaine gauche révolutionnaire tout autant que des nostalgiques de l’Ancien Régime. Ce qui réunit tous ces profils est sans nul doute le ras-le bol face à une situation de pourrissement qui dure depuis dix ans, la trahison du pacte révolutionnaire, la persistance du système malgré le changement de régime. Mais aussi, de manière plus ou moins explicite, la haine de l’Islam politique.
Et maintenant ? Car après tout, telle est la question qui se pose. Acter ce qui a eu lieu et avancer. Telle est au final la position majoritaire qui semble se dégager, indépendamment de la validation ou de la condamnation relative à l’application de l’article 80.
Je veux néanmoins dire ici que cette position, qu’elle émane au demeurant de « révolutionnaires pragmatiques », de conservateurs attitrés ou plus simplement de citoyens qui n’ont que faire des étiquettes idéologiques, n’est pas si anodine ou si évidente qu’il pourrait y paraître à première vue. Je vois trois raisons à cet état de fait.
D’abord, parce qu’il paraît extrêmement malaisé de faire comme si de rien n’était. Quelque chose a eu lieu et il importe de s’y attarder, quelle que soit l’urgence qu’il y a ré-enclencher le processus révolutionnaire. Dans cette configuration, inviter à la vigilance relève au mieux du vœu pieux, au pire de la naïveté. Penser que la société civile peut se dresser efficacement contre un pouvoir qui viendrait, au sens chimique c’est-à-dire intransitif du terme, se révéler avec le temps, c’est avoir une bien piètre connaissance de notre passé récent. D’aucuns contrent cet argument en expliquant qu’on ne devient pas dictateur, dans une sorte d’assignation identitaire qu’on pourrait résumer parodiquement par « on naît tyran, on ne le devient pas ». Peut-être. Mais c’est oublier que les acteurs s’inscrivent dans la dynamique historique où, très souvent, l’occasion fait le larron et qu’à ce titre, l’on peut être sans paraître jusqu’à ce que le moment opportun permette la conjonction des deux. Bien malin qui réussira alors à repérer le virage de tous les dangers, le saut qualitatif qui annonce l’avènement de l’arbitraire absolu. Je dis « absolu », on l’aura compris, car nous sommes déjà dans l’arbitraire.
Ensuite, parce que la logique selon laquelle la fin justifierait les moyens est éminemment problématique. Non parce qu’elle serait immorale. Mais parce qu’elle est pragmatique, au sens idéologique du terme qui définit le vrai par ce qui est utile, au sens de William James cette fois-ci et pas de Machiavel. Si tout ce qui est utile est vrai, c’est que tout est potentiellement justifiable. Et comme l’herméneutique est à la mode, le conflit des légitimités sera au premier chef un conflit des interprétations. De tout cela, il n’est pas sûr que le citoyen – ou la révolution – en sorte gagnant.
Enfin, parce qu’il est tout de même problématique de lier allégeance – celle du peuple au président – et légitimité – le fait d’exiger des garanties, type feuille de route. Celles et ceux qui sont dans cette configuration de la vigilance se trompent d’ordre. L’on exige des garanties lorsqu’on se situe dans une dynamique contractuelle. Il est vrai qu’historiquement, l’allégeance au sein de la tradition prés-islamique, se conçoit comme une transaction, ce qui facilite le rapprochement avec le contrat. Mais c’est avant tout le scellement d’une relation personnelle : on fait allégeance à une personne au-delà de ce qu’elle représente. Plus fondamentalement, la garantie a un sens dans une situation initiale d’égalité comprise comme réciprocité. Le contrat social, en tant qu’idée régulatrice de la raison comme dirait Kant, n’a de légitimité que parce qu’il se fonde sur cette dynamique: nous nous obligeons les uns les autres mutuellement, et nous obligeons le souverain. Or la situation que nous vivons est extra-contractuelle ; nous sommes sortis de la dialectique de l’obligation. Le président n’est en rien obligé de fournir des garanties; il est lui-même la garantie d’un processus qu’il a enclenché. Pour reprendre ce que nous disions plus haut, on fait allégeance à la personne et non à ce qu’il représente. Cela, soit dit en passant, n’est pas nouveau s’agissant du profil du chef de l’Etat dont on peut dire que d’emblée, c’est la fonction qui l’a incarné plutôt qu’il n’a incarné la fonction
Partant, même s’il consent à donner des gages, ceux-ci ne sauraient l’obliger, ni au sens éthique, ni au sens juridique car la faveur, par définition, est verticale. Nous serions dans l’ordre de la promesse, et les promesses, comme chacun sait, n’engagent que ceux qui y croient. C’est la grande différence entre inspirer confiance et être digne de confiance. S’il faut être machiavélien, c’est à ce niveau. Dans cette situation exceptionnelle, l’allégeance, objectivement parlant, ne peut être qu’inconditionnelle et toute la tâche su souverain est de travailler à inspirer confiance.
L’histoire des idées politiques nous enseigne tout de même qu’il est possible de conjuguer contrat et garanties dans une situation d’allégeance totale. Tel est exactement le sens du contrat social de Thomas Hobbes : le souverain n’a pas de compte à rendre au peuple, tant qu’il lui assure la sécurité et lui évite la guerre de tous contre tous. L’allégeance lui est acquise sans conditions, tant la peur de la mort violente hante tout un chacun. Est-ce le Léviathan que nous voulons ? La peur de l’Islam politique nous l’avait imposée en 1987. Songeons-y sereinement. Au pire, nous perdrons notre temps. Ce serait dommage, sans nul doute. Mais sans doute moins déterminant pour la suite des événements. Si vigilance il doit y avoir, c’est bien à ce niveau-là : se rendre compte avant qu’il ne soit trop tard qu’on pouvait sans doute faire autrement.
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