Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Cette recherche a pour but de mettre en lumière les implications de cette structure pour en étudier les conséquences sur les élèves et la société tunisienne en général. Plus de 800 élèves ou anciens élèves de ces établissements à travers toute la Tunisie ont répondu à un formulaire anonyme. Ils ont été questionnés sur leur appartenance sociale ainsi que sur leurs opinions au sujet des lycées pilotes. Les réponses ont montré que les élèves aux appartenances socio-économiques privilégiées sont non seulement surreprésentés au sein de ces établissements, mais ils ont plus de chance d’y réussir. Ceci crée une ségrégation qui exacerbe les inégalités sociales déjà prépondérantes en Tunisie. Les réponses ont aussi mis en valeur l’environnement hostile de ces établissements, engendré par une compétition maladive et un traitement outrageant de la part des professeurs et du cadre administratif, se répercutant sur la santé mentale des élèves. Ces conclusions initiales pourraient établir les bases pour de futures enquêtes, dans l’espoir d’améliorer le système éducatif tunisien et d’en diminuer les disparités régionales et sociales.

Le concours de 9ème année de base, l’évènement incontournable qui clôture 3 années de collège pour enfin rejoindre le lycée, ce lycée où on est désormais grand, indépendant. Vais-je donc réussir? Arriverais-je à intégrer un de ces établissements prestigieux, où se concentrent l’élite, les bosseurs, les leaders de demain? Ce sont des questions que se posent la majorité des collégiens entrant dans leur dernière année suite à laquelle ils entameront le cycle ultime avant les études supérieures. Deux aboutissements sont possibles: l’élève échoue (si l’échec se résumait à avoir moins d’un 16/20 de moyenne), perd le moral, se convainc qu’il n’aboutira à rien, qu’une formation dans un lycée normal le vouera à l’échec, et que toute possibilité de réussir dans la vie venait de s’éteindre à jamais. L’autre possibilité, c’est qu’il réussit son concours et accède à un de ces établissements si idéalisés, y entre les étoiles pleins les yeux, et en sort 4 ans plus tard souffrant d’une dépression sévère accompagnée d’un sentiment qu’il a passé ses années lycée à bûcher matin et soir pour avoir la moyenne, et qu’un 18 au bac ne valait pas son épanouissement. C’est bien évidemment deux cas extrêmes, mais qui reviennent plus souvent qu’on ne le croie.

Dans l’envie d’étudier le système éducatif Tunisien, dont la structure des lycées pilotes (jugeant mon opinion personnelle insuffisante pour en faire un portrait complet), j’ai posté un formulaire ou des élèves de lycées pilotes ont anonymement répondu à des questions à propos de leurs appartenances sociales, leur impression sur le système pilote, etc.

Au départ, j’avais plutôt pour plan d’effectuer une recherche sur l’éducation en Tunisie en général, avec un petit volet sur le système pilote qui me paraissait inégalitaire d’un point de vue socio-économique. Pour tout vous dire, en postant ce formulaire, je ne cherchais aucunement à provoquer une certaine réaction de la part des élèves pour prouver la malignité de ces institutions, mais plutôt à me faire une idée générale de l’opinion publique sur ce sujet pour guider mon travail. 800 réponses des quatre coins de la Tunisie et un nombre incommensurable de partages plus tard, les mots me manquent pour exprimer la nature accablante des témoignages que j’ai reçus. Je m’attendais à des réponses brèves et synthétiques, et j’ai été agréablement surprise en voyant que la grande majorité n’a pas hésité à écrire des paragraphes, vidant leurs sacs, visiblement pleins. Plusieurs ont aussi manifesté leur envie d’en parler depuis longtemps et d’exposer ce système qui leur a fait tant de mal. En tant qu’ancienne élève de lycée pilote (j’ai quitté l’établissement par choix avant ma 3ème année pour intégrer un lycée français où la formation serait plus diversifiée et adaptée à mes ambitions universitaires), je fus violemment touchée par la confiance de ces élèves et surtout leur détresse émotionnelle, ce qui m’a encouragée à examiner la nature de ces établissements en profondeur.

En rédigeant ce texte, je me suis souvent demandée si je n’étais pas une traîtresse, pour exposer ainsi les lacunes d’un système auquel j’appartenais. Je me suis vite rendue compte que le concept de cuisine interne et le fait tyrannique d’ignorer tout ce qui ne va pas par allégeance à un système néfaste était justement ce qui laissait les choses dégénérer. Réduire les élèves au silence par peur de nuire à la réputation d’un lycée ne fait que les enfoncer et exacerber les problèmes déjà présents. La critique est avant tout constructrice.

Quand on pense à ce système, c’est vrai qu’il y a une certaine fierté dans le fait d’avoir un rythme accéléré, des devoirs compliqués, de survivre dans un environnement stressant. Il nourrit notre besoin de prestige et notre estime de nous-même. Il y a de la fierté quand on dit “mon fils est élève au lycée pilote.” Ce n’est qu’humain après tout, mais je vous appelle à vous demander ne serait-ce qu’une seconde si ce système privilégie votre enfant plus qu’il ne l’handicape, si obtenir une formation accélérée vaut la peine de sa santé mentale, de son bien-être, de sa jeunesse. Après tout, la raison pour laquelle il est hors de question que votre enfant intègre le lycée d’à côté n’est-elle pas parce que le système pilote a centralisé les bons éléments, baissant donc la qualité de l’enseignement public ? Je ne cherche pas à pousser un agenda quelconque. Pour tout vous dire, sur le long terme, j’ai “bénéficié” de ce système dont la compétitivité m’a appris à travailler sous pression et à viser l’excellence, mais mon expérience est bien différente de celle de plusieurs.

Voilà les nombres, et voilà les témoignages. A vous de juger.

Introduction:

Le système des lycées pilotes est un concept purement tunisien, implémenté dans les années 80, qui clame cultiver l’élite de demain, l’excellence tunisienne. Ces établissements et ce système ont longtemps été idéalisés. Mais les impacts sociaux collectifs et les répercussions sur les élèves au sein de ces établissements, n’ont pas vraiment été étudiés. En me basant sur des données quantitatives et qualitatives, ce travail de recherche a pour but d’explorer les différents aspects de ces établissements. Après avoir introduit le concept des lycées pilotes à travers leurs origines et leur évolution, nous étudierons les implications de l’appartenance socio-économique des élèves de ce système. Pour finir, nous éluciderons la nature de l’environnement engendré par ce système et ses répercussions sur les élèves.

Pilote, ses origines, évolution

En 1983, le système pilote est introduit dans le but de former l’élite du pays dans des établissements spécialisés. A cette époque, l’intégration du lycée commençait juste après l’école primaire et durait 7 ans (c’est-à-dire, le collège et le lycée n’étaient pas séparés comme ils le sont aujourd’hui.)

Pour accéder à ces établissements, les élèves passaient un concours à la fin de leur enseignement primaire, et les plus brillants étaient assignés à un lycée pilote. Au départ, il y avait 2 lycées pilotes: l’ancien Lycée Carnot qui a été transformé en Lycée Pilote Bourguiba, et le lycée pilote de l’Ariana, où la formation était destinée à être en Anglais à la place du Français, ce qui a été rectifié en 1989 pour “unifier” linguistiquement tous les lycées[1].

À partir de l’année scolaire 19951996 et ce durant trois ans, le ministère de l’Education organise un concours ouvert aux élèves de troisième année secondaire (qu’on appelle aujourd’hui 9ème année de base) en vue de les recruter en quatrième année (qu’on appelle aujourd’hui 1ère année secondaire).

Les élèves suivent un cycle commun lors de la première année puis se spécialisent lors de la deuxième année. En plus des programmes classiques, l’enseignement met l’accent sur l’informatique, les sciences physiques et l’anglais pour tous les élèves à partir de la première année. Une section en Lettres vient compléter les choix proposés aux élèves dans 5 des 24 établissements à partir de la rentrée 2016.

Le passage à la classe supérieure est tributaire de l’obtention d’une moyenne générale supérieure à 12 sur 20 et, à défaut de ce résultat, l’élève doit choisir un autre établissement public. À partir de 1995, le passage doit tenir compte de la moyenne arithmétique des matières de base qui doit être supérieure ou égale à 12 sur 20 et une moyenne générale supérieure ou égale à 13 sur 20.

Le ministère de l’Éducation devait ouvrir en 2011 deux nouveaux lycées pilotes à El Menzah VIII et Kasserine ; il envisage aussi de consolider l’infrastructure des lycées pilotes et de porter le nombre de classes disponibles de 81 à 133. En juillet 2011, le nombre de lycées pilotes s’élève à 14 dont trois pour la ville de Tunis et sa banlieue. Les lycées pilotes offrent 2653 places aux élèves issus de l’enseignement de base pour l’année scolaire 2013-2014. Le lycée pilote compte 23 structures en 2017.

Ce type d’établissements est très sélectif. Pour l’année 2013, le pourcentage d’élèves admis aux lycées pilotes ne représente que 2,1 % de l’ensemble des élèves des classes de neuvième année et 16 % de l’ensemble des élèves ayant réussi au concours (ayant obtenu la moyenne).[2]

Une structure inégalitaire.

Les données enregistrées via le formulaire ont fait apparaître des inégalités prononcées. Même si les lycées pilotes sont des institutions étatiques, le pourcentage d’élèves issus de milieux socio-économiques privilégiés y est disproportionné: 65% des élèves des lycées pilotes ont des parents qui appartiennent à la catégorie socio-professionnelle “Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures”(CPIS), alors que cette catégorie ne représente que 6% des travailleurs en Tunisie. Ceci veut dire que des enfants de CPIS ont presque 11 fois plus de chance d’accéder à ces institutions qui forment “l’élite du pays”. En outre, les enfants d’ouvriers ne comptent qu’un maigre 2.8% des élèves au lycée pilote, alors que cette catégorie comprend 39,2% des travailleurs en Tunisie[3], indiquant qu’ils ont 14 fois moins de chances d’accéder à ces institutions. Une élève affirme dans son témoignage que “le lycée pilote est une manière de garder les élites dans un certain cercle social.”

Ces disparités sont non seulement aberrantes, mais ce qui choque encore plus, c’est que les élèves des lycées pilotes sont inconscients du manque de représentations d’élèves issus de milieux plus modestes: 68,5% d’entre eux affirment qu’il y a bel et bien de la diversité sociale dans leurs établissements. Ceci est une preuve de l’isolement, de la bulle qui enclave les élèves dans leurs prestigieuses institutions, leur faisant oublier la réelle diversité des milieux sociaux en Tunisie.

Maintenant que nous avons démontré la sous-représentation sévère des élèves de milieux modestes dans les lycées pilotes, pensons aux causes et implications de cette répartition.

Pour commencer, l’accès aux lycées pilotes est défectueux. Le concours de 9ème ne qualifie pas l’élève le plus créatif, le plus capable académiquement, celui qui pourra prendre de bonnes décisions pour l’avenir de son pays, mais celui qui connaît un programme sur le bout des doigts. Or, ce privilège est réservé aux élèves qui reçoivent des cours particuliers. En effet, 87,6% des élèves des lycées pilotes ayant répondu à mon formulaire affirment avoir reçu des cours particuliers pour préparer le concours. Un en particulier, ne se contentant visiblement pas des cases “oui” et “non”, a créé sa propre réponse Et comment!

L’élève le moins fortuné, qui non seulement doit se soucier de problèmes financiers au sein de sa famille, ne peut s’offrir ces cours qui constituent un facteur de la réussite. Les élèves de milieux aisés sont alors mieux disposés à intégrer le lycée pilote. Si la majorité des élèves viennent d’un milieu social privilégié, même les quelques élèves qui n’y appartiennent pas font face à des difficultés puisque la majorité écrasante des élèves suivent des cours particuliers dès la 1ère année pour pouvoir rester à jour et mieux se préparer pour les examens.

La popularité des cours particuliers ne se limite pas aux lycées pilotes, mais comme la pression de réussir y est beaucoup plus élevée, et que les élèves visent l’excellence, le taux d’adhésion à ces cours est beaucoup plus élevé. Selon un article de La Presse, le taux d’élèves prenant des cours particuliers en Tunisie est de 70%. Ce nombre s’élève à 98% dans les établissements pilotes (98% des élèves ont eu des cours particuliers ne serait-ce qu’une année durant leur parcours au lycée. Les 2% restants appartiennent aux générations 1990-2000, quand cette pratique n’avait pas vraiment commencé).

Plusieurs élèves ont avoué que le coût des cours particuliers était un énorme poids financier pour leurs parents. En voici quelques témoignages:

Mes parents ont beaucoup souffert pendant mes années au lycée pour pouvoir payer les frais de mes cours particuliers. Ma mère a dû travailler beaucoup d’heures supplémentaires, j’ai dû arrêter mes cours de musique, ma sœur a abandonné son entraînement sportif et j’ai arrêté d’aller au psychologue, même si j’en avais énormément besoin.

A cause du coût de ces cours, notre famille sacrifie la qualité de notre alimentation et la fréquence des sorties. Au bac, je n’ai pas eu de cours particulier parce que j’ai un frère jumeau ce qui fait en sorte que 150 dt fois deux représente un grand pourcentage du salaire de mon père qui est de 1100 dt.

Beaucoup de sacrifices surtout pour une mère célibataire. On vit avec le minimum de dépenses pour pouvoir payer les cours particuliers (pas de shopping, pas de sorties, etc). C’est éreintant.

Mes amis sont en train d’étudier le programme de l’année prochaine avec des profs privés mais ma mère m’a dit qu’on ne pouvait pas se payer ces cours. J’essaye de travailler seule mais je ne peux pas, c’est très difficile et je me suis trouvée totalement incapable. Les élèves dont les parents sont riches sont plus chanceux et c’est injuste. Je me sens moins capable de réussir à cause de ça et ça me fait de la peine.

Pour résumer, même si un élève moins privilégié défie ces circonstances et réussit à intégrer le lycée pilote, le coût de la réussite y est tellement élevé que peu importe son intellect, il sera désavantagé en comparaison avec ses camarades.

La structure des lycées pilotes est non seulement inégalitaire parce qu’elle privilégie l’aisé et l’opulent, mais aussi parce qu’elle favorise des discriminations entre les élèves et crée un séparatisme entre le bon et le mauvais, l’intelligent et le bête, le réussi et le raté. Ce séparatisme néglige non seulement les élèves travailleurs qui ont eu un accident de parcours durant le concours, mais il crée aussi une rupture entre les deux mentalités: l’élève pilote entre au lycée avec de l’orgueil, un sentiment de supériorité, de succès prédestiné, alors que l’élève entrant dans un lycée normal, la plupart du temps déçu et inhibé de fournir plus d’efforts au lycée à cause de la dévalorisation vécue au concours de 9ème, où son avenir semblait tout tracé.

Ceci m’amène à ma prochaine idée: en isolant les “bons élèves” des “moins bons”, ce séparatisme exacerbe la différence entre les deux en créant une homogénéité non productive des lycées: tous les élèves sélectionnés qui ont accédé aux lycées pilotes se retrouvent dans un milieu hyper-compétitif où ils sont forcés de travailler encore plus pour se démarquer, alors que les autres—a l’exception de certains qui ont eu un accident de parcours et ceux qui ont eux-mêmes refusé d’intégrer un lycée pilote—se retrouvent dans des classes homogènes, où les élèves qui ralentissent le cours l’emportent sur les bons et les moyens qui essayent tant bien que mal de suivre, ce qui entrave éventuellement leurs études. Un élève qualifie le lycée pilote d’ “usine élitiste qui fait autant de mal à ceux qui l’intègrent qu’à ceux qui y sont refusés.”

Une autre élève au lycée pilote de Bizerte avoue ceci:

Le lycée pilote est un fléau pour la société, il a énormément baissé le niveau des lycées normaux. Mais sur le plan individuel, je pense que je n’aurais pas eu la mention très bien au bac si je n’avais pas eu le sentiment d’être un peu à la traîne par rapport à mes camarades au cours de l’année.

Pour avoir une classe fructueuse, il faut un certain équilibre entre les élèves studieux (qui intègrent lycées pilotes) et les autres, pour former une sorte de symbiose: l’élève travailleur dans une classe hétérogène se distingue parmi ses camarades, lui apportant de l’encouragement et une certaine reconnaissance pour ses efforts. L’élève moyen et moins bon, lui, bénéficiera d’études avec des élèves travailleurs en s’adaptant petit à petit au rythme. La disparité d’un environnement pilote contre les environnements de lycées normaux n’est pas productive et une mixité des classes serait au service de tous. Etonnamment, une grande partie des élèves des lycées pilotes dénoncent eux-mêmes cette discrimination, (que beaucoup ont qualifiée d’élitisme) qui les privilégie aux dépens de tous les autres élèves de la nation. Voici ce que certains ont dit:

Le concept en soi est un moyen de créer une disparité de classes entre les lycéens, en élevant les élèves ‘pilotes’ à un rang séparé du reste. Je trouve cela aberrant, ça ne contribue qu’à créer un environnement hostile et envenimé entre différents types d’élèves qui envient à leurs pairs la chance qu’ils ont d’appartenir à un établissement privilégié.

Mauvaise idée d’écarter les bons éléments des moins bons. Ça n’a aucun sens. Ça crée des complexes et une jeunesse à deux vitesses.

Pour illustrer la différence entre un lycée pilote et un lycée normal, j’ai fait appel à un ami qui a vécu les deux. Moataz, un ancien élève au Lycée Pilote d’El Menzah 8, ayant dû quitter l’établissement faute de notes d’arithmétique, avoue qu’il a été au début dévasté. Même s’il avait fait face à de sérieux troubles anxieux en cours d’année et que le rythme lui était insupportable, quitter cette institution et son prestige pour rejoindre un lycée normal représentait un échec pour lui et sa famille. Pourtant, il explique que ce changement lui a fait le plus grand bien.

J’ai enfin senti que j’appartenais à une institution normale, avec des camarades normaux. Au lycée pilote, j’avais cet horrible sentiment que tout le monde était parfait, avait une famille parfaite, une situation socio-économique parfaite, ce qui m’a fait sentir mal à l’aise, comme si je n’étais pas normal. Au lycée que j’ai ultérieurement rejoint, l’accessibilité des gens m’a fortement étonné. Tous les jours, je rencontrais de nouvelles personnes, mais le meilleur dans tout ça, c’est qu’elles étaient normales. J’ai rencontré des gens qui n’avaient qu’un seul parent, des personnes de couleur, des personnes pas très aisées financièrement, des personnes imparfaites… comme moi. Je me suis senti intégré comme si j’appartenais à une communauté. Et cette fois, sans la pression des profs et des autres élèves, j’ai vraiment pu me concentrer sur mes études et vraiment y trouver du plaisir: je suivais les cours d’histoire géo, de math, même les cours que je n’appréciais pas auparavant, comme le cours d’éducation islamique. Je sentais vraiment que j’y apprenais et j’aimais ça. Au lycée pilote, on valorise l’idée de se bourrer le crâne passivement juste pour obtenir une note, aux dépens de notre épanouissement personnel et de notre apprentissage. Après deux ans passés au lycée normal, quoique l’expérience n’a pas été parfaite, j’ai fini par me dire que quitter le lycée pilote était bel et bien une bénédiction.

Même si les élèves des établissements normaux disposent de cette “ouverture” sociale et du manque de pression qui permet de jouir de leurs années lycées, ils sont aussi désavantagés de par leur manque de ressources et d’opportunités ainsi que le déficit d’engagement de certains professeurs. Beaucoup d’élèves de lycées pilotes ayant répondu à mon formulaire ont admis que même s’ils souffrent d’un stress énorme durant les 3 premières années, ils recevaient une préparation hors pair pour le bac, une préparation qu’ils n’ont méritée qu’à travers un concours de quelques jours cinq ans plutôt. Un concours que 88% d’entre eux ont préparé grâce à des cours particuliers. Moataz avoue que l’année de son bac (qu’il a passée dans un lycée normal), il a vu tous ses amis du lycée pilote recevoir un traitement incomparable et un dévouement incroyable de la part des professeurs qui se sentaient impliqués dans la réussite de leurs élèves, sacrifiant leur temps et leur énergie pour fournir tout le nécessaire (soutien émotionnel, aide scolaire, etc), ironiquement antithétique au stress et à la pression énorme que ces mêmes profs ont inculqué à leurs élèves durant les autres années. Or si les lycées étaient plus diversifiés, les élèves “pilotes” n’auraient pas autant de mal à s’épanouir, et les élèves de lycées normaux auraient une chance égale ainsi qu’une préparation comparable pour réussir au bac.

L’environnement des lycées pilotes

Si un aspect en particulier caractérise le système pilote, c’est bien son environnement stressant. On sait en y entrant que la pression y est très importante, que la compétition entre élèves est sans pitié, que tout y est plus difficile. Mais les témoignages anonymes de certains élèves font découvrir une toute autre dimension à cet aspect.

Relations entre élèves

L’environnement est malsain de par la toxicité entre élèves. En effet, la majorité ayant été les plus distingués de leurs écoles et collèges respectifs, les élèves entrant au lycée pilote font face à une dure réalité: ils ne sont plus les premiers, et la compétition est rude. Une élève raconte: “Au collège, j’étais toujours la première de ma classe. En 1ère année, j’ai été classée 19ème dans une classe de 24 élèves. Ça m’a bouleversée.”

Ceci, ainsi que la pression mise par les parents et les professeurs, instaure une atmosphère de concurrence entre tous les élèves. Il est bien naturel voire noble de viser l’excellence et de toujours vouloir se distinguer des autres, mais cela atteint un autre niveau qui vire au sabotage et à l’hypocrisie. Voilà ce que quelques élèves ont dit:

A mon entrée au lycée pilote, cet aspect en particulier m’a profondément marquée. Alors que je conversais avec quelques élèves à la fin d’un cours de math par exemple, ils s’offusquent J’ai vraiment rien compris! C’était du Chinois! Je vais avoir un 5 au devoir la semaine prochaine! Plus tard, j’ai appris qu’ils prenaient des cours particuliers depuis l’été et qu’ils connaissaient le programme sur le bout des doigts. Et oui, ils obtenaient un 18 au devoir, mais étaient déçus d’avoir perdu ces deux petits points,

rapporte une élève du lycée pilote de l’Ariana.

En lui confiant que je pensais à passer le bac français en candidate libre, une élève a tout fait pour me décourager, s’exclamant qu’il ne servait à rien et qu’un bac tunisien me serait bien plus utile, que je perdrais ma concentration au lycée pilote et qu’il serait difficile d’obtenir une bonne moyenne au bac français de toute façon. Après avoir choisi de ne pas l’écouter, toute l’année, elle continua à me lancer des remarques décourageantes à chaque fois que je mentionnais quelque chose en relation avec le bac. Elle a rougi quand je l’ai vue au centre d’examen du bac français en Juin. Après cette expérience, rien ne m’étonnait plus, et j’ai perdu confiance en mes “amis” que je croyais bienveillants.

Mes camarades me recommandent des séries Netflix et des films et j’ai plus tard appris que leur but était de me distraire pour que je ne travaille pas autant qu’eux. A chaque fois qu’un de nos profs donnait une série d’exercices et leur demandait de la partager avec la classe, ils la gardaient pour eux-mêmes. Je sentais que je ne pouvais faire confiance à personne.

Cette pression entraîne un surmenage chez les élèves, qui essayent tous de se surpasser l’un l’autre, aux dépens de leur santé physique et mentale. Le but ultime est alors de dépasser les autres et non d’apprendre et d’évoluer.

Si un grand nombre d’élèves affirment que cette compétition acharnée leur a été néfaste, beaucoup d’autres ont signalé le contraire. En effet, un nombre—certes, moindre— d’autres élèves admettent que c’est l’idée d’être à la traine qui les a motivés à travailler plus et donc à se surpasser. En se comparant à leurs camarades les plus brillants et les plus distingués académiquement, certains élèves ont été encouragés à changer leurs habitudes pour obtenir de meilleures notes. En voici un exemple:

Avant d’entrer au lycée pilote, je n’avais jamais vraiment ressenti le besoin d’être la première de la classe ou de surpasser mes camarades à tout prix. Je travaillais quand j’en avais envie mais sans trop de stress. En fréquentant des élèves aussi ambitieux et motivés, c’est vrai que je me suis imprégnée de leurs habitudes. Quand un prof nous rendait un devoir, au début, j’acceptais ma note sans trop me prendre la tête, alors que mes amis analysaient leurs fautes à la lettre pour savoir où ils avaient perdu des points. Après quelques mois, principalement par assimilation, j’ai adopté leurs pratiques, qui ont impacté mes résultats scolaires en m’encourageant à être plus rigoureuse et à ne plus reproduire les mêmes erreurs.

D’autres élèves avouent ne s’être inscrits aux cours particuliers que parce que leurs camarades du lycée pilote y avaient recours. Il y a une sorte de course pour les séries d’exercices, les devoirs à faire pour s’entraîner, ce qui exacerbe ce phénomène.

Je pense que voir mes amis recevoir des cours particuliers dès leurs premières années m’a incité à faire la même chose, ce qui m’a permis de travailler plus sérieusement pour ne pas décevoir mon professeur particulier, et parce que je m’y sentais moralement obligé vu les sommes que mes parents dépensaient. J’aurais eu une toute autre réaction dans un lycée normal

raconte un élève du lycée pilote de Bizerte.

Par contre, si ces cours particuliers améliorent les notes des élèves, ils en résultent beaucoup plus d’inégalités—comme expliqué plus en profondeur auparavant—et participent à la détérioration de l’enseignement au sein de la classe, qui est la seule source d’apprentissage pour certains.

Un autre point positif des lycées pilotes que plusieurs élèves n’ont pas hésité à citer est que l’environnement, si excessivement compétitif, est beaucoup plus contrôlé et “soigné” que d’autres lycées. En effet, le concours permet la sélection d’une tranche d’élèves plus sérieux, ce qui instaure une atmosphère rigoureuse et permet une immersion dans les études, contrairement aux autres lycées où de mauvais éléments perturbent le but primaire de ces institutions. « Au lycée pilote, je me sens en sécurité car les autres élèves sont comme moi. Comme on est tous bosseurs, on ne se moque pas de moi si j’ai de bonnes notes et je travaille beaucoup », explique un élève.

Pourtant, ce point positif lui-même renferme des inégalités comme celles examinées en profondeur plus tôt. Le manque de mixité des lycées fait que les mauvais éléments deviennent plus nombreux dans les lycées normaux, aux dépens des autres élèves. On note aussi que les élèves des lycées pilotes ont quasiment tous des profils socio-économiques similaires, ce qui prouve encore une fois l’aspect inégalitaire de ces institutions.

Relation entre élèves, professeurs et corps administratif

Dans mon formulaire, les élèves ont été demandés s’ils voulaient partager un souvenir marquant de leurs années au lycée pilote, qu’il soit bon ou mauvais. La majorité ont cité la méchanceté gratuite de certains profs qui les démoralisent à chaque occasion, les rabaissant et se moquant de leur niveau. Au lieu d’encourager les élèves et faire régner une ambiance d’entente et de confiance, le corps administratif semble plutôt enfoncer les élèves en exacerbant la pression déjà prépondérante. Voilà ce qu’ont dit certains élèves:

Je m’en souviendrai toujours. Mon premier jour au lycée, le prof de physique est entré en classe en disant que tous les bons élèves étaient partis et que les nouvelles générations étaient ratées. Il nous a promis de nous faire sortir du pilote un par un parce qu’on ne méritait pas d’y être, tout ça avant même de dire bonjour.

Les profs n’auraient pas dû répéter “vous êtes censés être l’élite du pays, la crème de la crème, qu’est-ce que c’est que ce niveau?” Ça foutait tellement la pression, et puis ça diminue notre confiance en nous.

On avait un prof de math qui nous faisait tellement peur que je tremblais lorsqu’il me demandait de sortir au tableau. Il me faisait croire que j’étais stupide pour la moindre des fautes, donc au lieu de passer la leçon à comprendre je la passais à éviter son regard pour qu’il ne me demande pas de sortir au tableau. Il m’a traumatisée et m’a fait croire que j’étais mauvaise en mathématiques. C’est à cause de lui que j’ai choisi la section sciences expérimentales et que j’ai abandonné les maths. Mon niveau en math a dégénéré et ça m’a affecté même à la fac. J’ai choisi une école d’ingénieur pour prouver qu’il avait tort.

En 1ère année, ma mère est allée au lycée pour voir la prof de français, et lui demander quel était mon niveau, si j’avançais bien, etc. La prof lui a dit “madame, votre fils a un niveau pitoyable et n’appartient pas à cet établissement. S’il ne se fait pas virer cette année, ce sera l’année prochaine”. Ma mère est rentrée en pleurant. Je n’ai pas été viré et j’ai eu une bonne note au bac, mais ses mots m’ont marqué à jamais. Même quand on se croisait et qu’elle disait bonjour, je ne pouvais pas lever les yeux et la regarder.

Les profs et le corps administratif semblent exercer cette autorité pour pousser les élèves à se surpasser et donc à rehausser le niveau du lycée en améliorant les résultats. Seulement, ce traitement a l’effet inverse: les élèves, démoralisés, perdent le goût des études et les séquelles émotionnelles les suivent même après le lycée.

On note une exception à cet aspect pendant une seule période: quelques semaines avant le baccalauréat. Les profs deviennent alors très aimables, principalement par empathie pour les élèves qui ont travaillé à un rythme acharné toute l’année. Une élève au lycée pilote d’El Menzah 8 affirme qu’elle n’oubliera jamais la bienveillance et les encouragements des profs la semaine du bac.

En plus d’une pression immense, beaucoup d’élèves ont signalé un abus émotionnel de la part des profs et du corps administratif. Même si cet aspect n’est pas exclusivement rattaché aux lycées pilotes, les abus y sont généralement non justifiés et discriminatoires vu la nature complaisante des élèves. En voici quelques témoignages:

Ça a été le souvenir le plus choquant de ma vie. Lorsque je me suis fait un piercing au nez, j’ai été harcelée, très harcelée, par le cadre administratif du lycée. Certains surveillants chuchotaient avec les élèves que j’avais l’air d’une homosexuelle. J’avais des pensées suicidaires.

Une surveillante s’est moquée de mon allure devant tous les élèves en disant que j’avais l’air tordue.

Une fois j’ai été traitée de prostituée par la prof de math parce que je traînais trop avec des garçons et je venais en classe avec un legging de sport.

Difficulté excessive des examens

Plusieurs élèves se sont plaints des profs qui donnent des devoirs trop difficiles, absolument incomparables à ceux d’un lycée normal. Ceci est engendré par une certaine fierté dans le fait de donner un devoir difficile, qui indiquerait que le prof aurait bien fait son travail si les élèves arrivent à répondre aux questions.

Ces deux élèves en particulier soulignent le degré excessif de cet aspect:

C’est arrivé à un point où les profs se concurrencent presque pour voir qui pouvait donner le devoir le plus difficile possible. Parfois, c’est même hors programme et ça n’apportait rien de plus à des élèves qui travaillent dur, mais qui se retrouvent quand même réduits à l’impuissance.

Mon tout premier devoir de math au lycée pilote était absolument incompréhensible. Le prof l’a posté sur Facebook et a reçu des “félicitations” de la part de ses collègues pour avoir donné un devoir aussi dur. Dans une classe d’élites, la meilleure note était de 13 et la majorité était sous la moyenne. Le prof décide de nous refaire le devoir, sur lequel il n’écrit pas son nom car il avait honte d’en donner un aussi facile.

Si pour certains élèves, il suffit de travailler h24 et d’avoir 3 professeurs particuliers pour s’en sortir, cela n’aide pas certains autres, qui n’arrivent pas à réussir même avec tous ces efforts. Une élève avoue:

J’ai perdu toute la confiance que j’avais en moi le jour où j’ai eu ma première moyenne au lycée pilote. J’ai fait tous les cours particuliers possibles, je n’arrivais pas à avoir les notes que je voulais (que mes parents voulaient). Je galérais, je pleurais après chaque devoir de maths ou de physique chimie. J’essayais toujours d’expliquer à mes parents que je faisais de mon mieux et que ce n’était pas de ma faute. Et l’argument des profs était toujours « on vous prépare pour le bac, pour que vous le trouviez facile », oui mais entre-temps on détruit toute notre confiance en nous, toute motivation et tout intérêt pour les études.

Après avoir poussé les élèves à bout pendant 4 ans, les professeurs ne tiennent pas compte des efforts des élèves, en s’accaparant leur succès au bac.

Le pire, c’est qu’après nous avoir démoralisés pendant 4 ans et nous avoir poussés à suivre des cours particuliers hors de prix car leurs leçons étaient incomplètes, les profs s’attribuent nos réussites comme si on n’aurait rien fait sans eux.

À part la difficulté des devoirs, la notation est aussi corsée. Ceci est assez dérangeant car les bulletins des élèves de lycées pilotes ne reflètent pas leurs réelles capacités. Or cela les handicape quand ils postulent pour des études à l’étranger.

« Pourquoi me donner un 14 quand je mérite un 18? Les universités étrangères ne regarderont pas mon bac. N’ayant aucune idée du système pilote, elles m’accepteront en fonction de ces notes que je ne mérite pas », se plaint une élève.

On note pourtant que le taux de réussite ainsi que les moyennes sont beaucoup plus élevés aux lycées pilotes. En 2021, le lycée pilote de l’Ariana ainsi que celui d’El Menzah 8 jouissent d’un taux de réussite de 100% au baccalauréat, plus que le double du taux national plafonnant à 44,30%. Ceci pourrait être dû à la difficulté perpétuelle des examens qui impose un rythme de travail acharné. La question qui reste à se poser est si les répercussions sociales et les séquelles émotionnelles des élèves de lycées pilotes valent l’éventuelle réussite.

Injustices de l’administration et des professeurs

Si l’abus émotionnel et la sévérité n’étaient pas suffisants, il semble que la corruption et les injustices n’échappent pas aux lycées pilotes. Plusieurs élèves ont fait part de leur expérience avec l’injustice de ces profs et du corps administratif. Une élève avoue avoir dû changer de lycée pilote car le surveillant général corrompu avait placé tous les élèves lui ayant donné un pot de vin dans une classe avec de bons profs, ce qu’elle refusait de faire. Un autre élève relève les privilèges qu’ont les enfants de prof ou de surveillants au lycée. « J’ai dû quitter le lycée l’année du bac parce que j’avais 11,9 au lieu de 12. Le fils du surveillant général a eu moins que moi mais il y est resté ».

Une autre élève fait part d’une expérience traumatique suite à laquelle elle a choisi de quitter le lycée en cours d’année :

Je suis très active au sein des clubs du lycée. Un jour, on a organisé une journée portes ouvertes pour les nouvelles classes. J’ai eu une autorisation de la part du proviseur une semaine à l’avance pour la faire dans la seule salle de conférence du lycée. On avait tout préparé à l’avance. A mon arrivée, j’ai trouvé un autre prof (qui ne m’avait jamais enseigné) qui organisait la réunion de son propre club (qu’il aurait pu faire dans n’importe quelle salle). Je lui ai gentiment dit que j’avais une autorisation et que j’avais vraiment besoin de cette salle. Il s’est mis dans un état que je ne peux toujours pas comprendre. Tout d’abord, il m’a demandé qui j’étais pour venir le déranger en plein milieu de sa réunion si importante. En allant expliquer le malentendu au proviseur, il m’a suivie, m’a attrapée par l’épaule et m’a traînée jusqu’à l’administration, où il a commencé à crier que j’étais mal éduquée et qu’il fallait me renvoyer. Tout le corps administratif était choqué puisqu’ils savaient que j’étais une élève sage qui n’a jamais créé le moindre problème. Humiliée, j’ai pleuré sans pouvoir m’arrêter. Mon père est venu au lycée d’urgence, et le prof a continué à lui crier que j’étais insolente et que je ne méritais pas ma place ici. Un vrai traumatisme. J’ai dû quitter l’établissement tellement je ne supportais plus de le voir.

J’ai dû m’absenter d’un devoir de math dans ma 2ème année de lycée parce que je passais le SAT[4] ce jour-là. Je l’ai expliqué au prof une semaine en avance et on s’est mis d’accord pour que je passe le devoir la séance d’après au fond de la classe. Pas idéal, mais j’en assumerai les conséquences car je m’étais absenté. Le jour venu, il est arrivé 30 minutes en retard alors qu’on avait 1h de cours. Il a exigé ma copie après 30 minutes alors que c’était un devoir d’1h30. N’ayant pas terminé, je lui ai dit que je le lui apporterai quand je finirais, et que c’était injuste que j’aie le tiers du temps que les autres ont eu. Il a commencé à m’arracher la feuille alors que j’écrivais encore. Il a fini par partir en me disant que j’aurais un 0. J’ai expliqué l’incident à l’administration et ils m’ont dit “on ne peut rien y faire, il est fou.” J’ai bel et bien eu un 0 sur mon bulletin dans une matière coefficient 4.

Un jour, je suis venue au lycée avec une robe qui m’arrivait au genou, tout à fait respectable. On a refusé de me laisser entrer en classe. Quand je suis allée voir le surveillant général, la première chose qu’il m’a dite est “quand je t’ai vue, j’ai invoqué le diable”. Je me suis sentie humiliée comme jamais. Il m’a dit d’aller chercher un pantalon. Quand j’en ai trouvé un, il ne faisait pas ma taille. Le surveillant a ri en me conseillant d’absorber mes bourrelets. Hors de moi, je suis allée à l’administration, et cette fois-ci ne pouvant plus me retenir, je criais de toutes mes forces. Ils ont voulu m’expulser. Le lendemain, toutes les filles du lycée étaient venues avec des jupes pour me soutenir.

Répercussions: dépression et séquelles émotionnelles

La pression et le manque de considération de la part du corps administratif et des profs se répercutent directement sur la santé mentale des élèves, dont personne ne semble se soucier. C’est un aspect que plusieurs d’entre eux ont noté dans leurs témoignages, et l’ampleur de leurs séquelles est bien plus importante qu’on ne pourrait le croire.

En premier lieu, la compétition maladive entre les élèves instaure une ambiance envenimée, qui convainc les élèves qu’ils n’existent que par leurs notes, qui fluctuent souvent à cause de la nature imprédictible et compliquée des examens.

« Le lycée pilote m’a traumatisé pendant 4 ans. Aucune pitié. Tout le stress et la pression et les attentes m’ont achevé, ainsi que mes rêves et ambitions. Ils m’ont convaincu que j’étais un moins que rien. Que mon existence se résumait à une moyenne, une note dans un devoir de math. Je n’y suis plus jamais retourné après le bac », dit un élève.

Dans certains cas, les troubles émotionnels atteignent une toute autre dimension dont la gravité est alarmante. Après une certaine réticence, une élève que j’ai contactée a craqué en me confiant son état de détresse lors de sa dernière année:

Je suis allée chez beaucoup de psychologues. Ils ont diagnostiqué une dépression sévère, exacerbée par le rythme infernal et les attentes des profs. Je me suis mutilée pour la 1ère fois le jour de mon anniversaire dans les toilettes du lycée avec un couteau jetable de la buvette. Je suis encore en thérapie pour dépasser les traumatismes qui ont eu lieu entre les murs de cet établissement. J’y reviendrais peut-être un jour quand je me sentirais mieux, mais seulement si j’ai une success story à raconter. Parce que sinon, on ne vaut pas grand-chose.

L’environnement hyper compétitif des lycées pilotes laisse alors de graves séquelles émotionnelles dont des problèmes psychiques importants, sans aucune aide ni aucun soutien de la part des institutions. Plusieurs élèves ont noté cette insensibilité de la part du cadre administratif:

J’ai passé les pires années de ma vie sans l’ombre de la moindre d’aide morale. Je souffrais: dépression, envies suicidaires, jalousie, pas d’estime de soi, solitude, crises existentielles.

Concept désastreux, j’en garde un très mauvais souvenir, cela nécessite la mise en place une cellule de soutien psychologique pour les élèves au sein de ces lycées ASAP.

Ceci convainc les élèves que leur santé mentale n’est pas importante, qu’il faut prioriser quelque chose de tangible comme les résultats scolaires, et la course à la première place.

Malheureusement, les répercussions mentales sont parfois si importantes qu’elles atteignent même la santé physique des élèves, qui s’évanouissent souvent, en particulier durant la période d’examens.

« Lors de la période d’examens, les camions de la protection civile étaient toujours en dehors du lycée tellement on avait des élèves qui s’évanouissaient (manque de sommeil, malnutrition, pression immense). Ça m’avait choquée au début mais après je m’y suis habituée », raconte une élève. Une autre avoue qu’elle a perdu beaucoup de poids pendant la révision du bac parce qu’elle ne s’accordait même pas le temps de manger.

En outre, si le but de la compétition acharnée et du rythme accéléré est de former une élite et de l’encourager à viser l’excellence, on aboutit souvent à l’inverse chez certains élèves, qui avouent que la pression leur a fait perdre le goût des études. Une élève raconte:

C’était les 4 pires années de ma vie. J’ai fait une dépression après avoir fini. J’étais dégoûtée au point de vouloir finir mes études. A la fac, je séchais les cours. J’en avais marre. Cette compétition acharnée entre les élèves au lycée, poussée par les professeurs, est très toxique. C’est vraiment traumatisant de se dire qu’on n’est jamais à la hauteur quoi qu’on fasse. À cause de mes années au lycée pilote, maintenant, je n’ai pas confiance en moi ni en mes capacités. Plusieurs de mes connaissances ressentent la même chose.

Parfois, les répercussions sont bien plus importantes, et entrainent même l’échec scolaire. Une élève partage son expérience particulière à ce sujet:

Vers la fin de ma 3eme année, j’ai dit à mes parents que je voulais quitter l’institution car je n’en pouvais plus de cette atmosphère. Ils ont bien sûr refusé. L’année de mon bac, c’était trop pour moi. J’ai sombré dans une dépression sévère et je ne venais plus en cours. C’était plus fort que moi, je n’arrivais simplement pas à me concentrer. J’ai eu à peine 10 de moyenne au cours de l’année. Au bac, j’ai été refusée et ça a été humiliant. Tout le monde parlait de moi. J’ai senti que pendant 4 ans, je ne représentais qu’une potentielle statistique au bac. Personne ne s’est soucié de mon état mental.

Le stress perpétuel impacte aussi négativement le tempérament de plusieurs élèves, qui racontent être toujours à fleur de peau avec leurs proches et leurs amis. Le manque de sommeil et de relaxation crée une sorte d’irritabilité chez plusieurs élèves qui s’en prennent à leur entourage. Une élève raconte:

J’avais beaucoup d’attaques de panique en classe à cause de la pression. Je pleurais en classe. Je suis même devenue violente à cause de toute la haine que j’avais envers les professeurs qui me faisaient penser que j’étais la personne la plus stupide au monde.

Le plus grave, c’est que ces 4 ans, qui constituent la majeure partie de l’adolescence des élèves, sont une période critique où leurs personnalités se forment. Ils risquent donc de traîner ces expériences pour le restant de leurs vies. C’est-à-dire, le manque d’interactions et de qualités relationnelles avec les amis ou la famille est difficile à rattraper plus tard. Une élève affirme:

Les élèves sympathisaient ensemble en parlant de leur dépression et de leur anxiété parce que c’était tout ce qu’on avait en commun. Je n’ai pas de bons souvenirs parce que c’était une expérience traumatique. Ça a ruiné ma relation avec ma mère et 4 ans plus tard, on ne s’en est pas remises.

Au-delà des relations familiales, les séquelles personnelles engendrées par le système pilote suivent les élèves même après le lycée. Les élèves de lycées pilotes sont en détresse émotionnelle. Ils sont constamment démoralisés, traités comme des robots, et les répercussions sont réelles.

Conclusion

Le concept des lycées pilotes renferme bien plus que l’image prestigieuse de l’élite tunisienne. Le joli taux de réussite a un prix très cher que payent les élèves et leurs parents. Après avoir étudié les implications de l’inégalité d’accès aux lycées pilotes ainsi que le caractère élitiste de ces institutions, nous avons analysé l’ambiance de ces établissements caractérisés par une compétition maladive. Le traitement abusif et souvent injustifié de la part des professeurs et de l’administration, causent souvent de graves problèmes psychiques chez les élèves. Le but de cette recherche est essentiellement de mettre en valeur les implications ainsi que l’impact social de ces lycées, qui s’avère plus nocif que bénéfique. S’il s’agit d’une simple réforme ou d’un chamboulement radical du système, une chose est sûre: un changement s’impose.

Sources

Lycée Pilote de l’Arianaالمعهد النموذجي بأريان ة. LPA.tn – Lycée Pilote de l’Ariana. (n.d.). https://lpa.tn/history.php.

Wikimedia Foundation. (2021, January 31). Lycée Pilote. Wikipedia.

Boughzala, M. (2019). PDF. UE; Fondation Européenne pour la Formation.

[1]Lycée Pilote de l’Arianaالمعهد النموذجي بأريانة. LPA.tn – Lycée Pilote de l’Ariana. (n.d.). https://lpa.tn/history.php.

[2]WikimediaFoundation. (2021, January 31). Lycée Pilote. Wikipedia.

[3]Boughzala, M. (2019). PDF. UE; Fondation Européenne pour la Formation.

[4] Le Scholastic Aptitude Test est un examen d’entrée aux universités américaines.