Le contraste entre le succès matériel et l’échec social de nombreux pays riches est un signe important qui suggère que, si nous voulons obtenir de nouvelles améliorations de la qualité de vie réelle, nous devons déplacer l’attention des normes matérielles et de la croissance économique vers des moyens d’améliorer le bien-être psychologique et social des sociétés entières,
Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, de Kate Pickett et Richard Wilkinson ; 2009
Bien avant la crise financière qui s’est accélérée à partir de l’année 2008, les politiciens britanniques, commentant la montée de diverses formes de comportement antisocial, évoquaient le terme de « société brisée ». L’effondrement financier a déplacé l’attention vers l’économie brisée. Ainsi, la société brisée était parfois imputée aux comportements des pauvres, alors que l’économie brisée était largement attribuée aux riches.
Réellement, la société brisée et l’économie brisée résultent et nourrissent toutes les deux la croissance des inégalités. Des études montrent que quel que soit le niveau de vie dans les pays, les taux de mortalité sont étroitement liés aux différences de revenus au sein de la société elle-même, toujours au détriment des plus défavorisés.
La crise du secteur santé en Tunisie est le résultat de l’enchevêtrement de crises économique, éthique et organisationnelle menant vers une iniquité importante contribuant de façon sérieuse à ‘’briser’’ notre société. Il est possible de reconstituer une nouvelle image convaincante et cohérente de la façon dont nous pouvons libérer notre société de l’emprise de tant de comportements nocifs et ou dysfonctionnels en commençant par ce que 96% des tunisiens considèrent comme une priorité : la santé.
Cette crise nécessite des réponses structurelles, exigeant de chaque partie concernée, le gouvernement en premier, mais aussi tous les autres acteurs, d’opter pour des choix stratégiques clairs et de faire preuve de pragmatisme pour les mettre en œuvre.
Une alternative existe
Il ne s’agit pas d’aller se perdre à réinventer la roue puisqu’un travail précieux et important a été fait dans le cadre du Dialogue Sociétal sur la santé avec l’adoption, au cours d’une conférence nationale d’un projet de Politique Nationale pour la santé en juin 2019 visant à offrir à chacun équitablement les opportunités pour promouvoir sa santé et son bien-être et à faire en sorte que le système de soin devienne réactif à la demande et puisse procurer des soins de qualité sûrs et efficaces.
Le projet de Politique Nationale de santé propose une vision claire avec la réalisation de la Couverture Sanitaire Universelle en 2030. Celle-ci est définie comme un accès pour l’ensemble de la population aux services préventifs, curatifs, de réadaptation et de promotion de la santé dont elle a besoin. Ces services doivent être de qualité́ suffisante pour être efficaces, sans que leur coût n’entraine des difficultés financières. Pour y arriver, il est nécessaire de procéder à une refonte progressive de l’organisation, du financement et de la gouvernance du système de santé.
La santé étant un bien commun et un droit constitutionnellement reconnu ; le système de santé ne peut pas être pensé dans une logique de marché. Il doit nécessairement garder sa dimension sociale et pragmatique pour ne pas devenir lui-même un facteur générant l’iniquité et l’exclusion.
Il doit ainsi, être réorganisé autour du citoyen avec la considération effective de la protection de la santé dans les politiques nationales économiques et de développement et avec une prise en considération effective de l’environnement et de tout ce qui constitue une menace pour la santé. Il doit se fonder sur les principes d’équité́, de solidarité́ et de la qualité́ dans l’accès aux services.
Pour arriver à ces résultats, il est possible de mettre en place des mesures rapides qui permettent de rétablir la confiance et de rattraper le retard dans la prise en compte des exigences résultant de la transition démographique et épidémiologique ainsi que le développement économique et social, à travers une réforme du système vers davantage de réactivité et d’équité.
Bien que les problèmes auxquels fait face la santé en Tunisie semblent bien identifiés et que des pistes de solutions existent, l’inertie et les résistances aux changements empêchent les réformes de prendre le chemin et laissent la situation s’aggraver de plus en plus.
Les moyens pour réussir la sortie de crise
La réussite d’une réforme en profondeur du système de santé doit passer de prime abord par l’élimination des obstacles qui le sclérosent dans son état actuel. Trois éléments clés doivent être prioritairement pris en compte :
Une lutte sérieuse contre la corruption
Plusieurs éléments s’associent pour rendre le système de santé enclin à la corruption. Afin d’instaurer le principe de redevabilité vis-à-vis de la population desservie, des solutions simples et rapides peuvent être mises en route.
Sur le plan pratique, l’informatisation des systèmes de gestion et des dossiers des patients permettraient une traçabilité et imposerait ainsi une transparence en rendant fiable, disponible et exploitable l’information sur la nature des services et les conditions de leur utilisation dans le temps et dans l’espace. Il est également essentiel de légiférer pour assurer plus de transparence en encadrant le marketing pharmaceutique et pour lutter contre les situations pourvoyeuses de conflits d’intérêts réels et potentiels dans le secteur public et privé.
Avancer sur la voie de la démocratie sanitaire
Il est nécessaire de valoriser le rôle du citoyen comme acteur et partenaire pour la santé en ouvrant le système de santé aux organisations citoyennes pour collaborer et intervenir à différents niveaux décisionnels comme : la promotion de la santé, l’offre de soins, les choix politiques, la gestion et la gouvernance.
Ceci est tout à fait possible à travers la mise en place de cellules d’écoute de patients et des comités d’usagers dans les établissements sanitaires pour assurer une participation effective des citoyens aux choix et à la mise en œuvre des programmes de santé au niveau local et développer ainsi la dimension communautaire de la circonscription sanitaire.
Les associations locales peuvent également avoir une valeur ajoutée dans les structures sanitaires pour pallier aux déficits en services. A titre d’exemple, une association pourrait faire de l’éducation à la santé pour les patients diabétiques et collaborer avec les services dans les structures sanitaires.
Réguler pour l’équité dans l’accès et l’utilisation des services de santé
Finalement, l’adaptation des régulations et lois dans le secteur de la santé est nécessaire afin de donner aux autorités sanitaires le mandat, les instruments et les moyens de réguler l’ensemble du secteur de la santé, public et privé. Cette régulation devrait avoir pour priorité́ la réduction des dépenses directes des ménages et l’extension de la couverture santé à l’ensemble de la population sans exclusion, en garantissant un paquet de services essentiels assurés de façon aussi complémentaire que possible par les secteurs public et privé. Les financements publics pour la santé peuvent et doivent être utilisés comme leviers pour cette régulation.
Cette refonte devrait être globale, déterminée mais progressive avec identification des actions prioritaires ayant un impact positif rapide et permettant de rétablir la confiance.
- Promouvoir la santé familiale et de proximité et assurer l’accès à un paquet de services essentiels :
La première ligne doit jouer effectivement son rôle de porte d’entrée privilégiée du système de soin et assurer la coordination des parcours de soins grâce à sa proximité et à la compétence, élevée mais perfectible, de ses professionnels.
La disponibilité temporelle des activités médicales doit être améliorée dans les centres de santé de base et une grande attention doit être accordée à l’amélioration des conditions d’accueil et à la facilitation de la référence vers le niveau spécialisé (prise de rendez-vous, contre référence…).
Les circonstances épidémiques ont démontré qu’il devient urgent d’intégrer les nouvelles techniques de communication et de promouvoir effectivement la télémédecine.
La santé familiale et de proximité devra assurer un paquet de services essentiels comprenant des services préventifs, curatifs, de réadaptation et de promotion de la santé disponibles dans le secteur privés et public de façon harmonisée tant que les financements publics sont concernés. Cette disponibilité permettra de désengorger les hôpitaux régionaux et universitaires qui pourront consacrer plus de temps et d’attention aux problèmes dépassant effectivement les capacités de la première ligne et faire ainsi le meilleur usage possible de leur spécialisation et du plateau technique mis à leur disposition.
Construire des structures sanitaires en plus n’est pas la bonne solution, surtout quand il n’y a pas de ressources garanties pour en assurer la continuité. Il faut optimiser le fonctionnement du système avant tout par l’amélioration de la communication et de la mobilité plutôt que d’étendre la pénurie et les dysfonctionnements ainsi que la frustration des professionnels et des usagers.
Une meilleure organisation régionale permettra à l’hôpital d’être ouvert sur son environnement et d’assurer la collaboration et la complémentarité entre les différentes structures de la région.
La prise en charge devra être adaptée au besoin et à la demande légitime de la personne sur la base de parcours de soins clairement définis et bien explicité aux patients à chaque ligne de soin du système. Ainsi, on pourra mettre fin à l’opacité actuelle du système et contribuer à habiliter chaque ligne pour mieux jouer son rôle et surtout le patient pour qu’il devienne partenaire dans la prise en charge de son problème de santé.
- Assurer un régime de base unifié :
Les Tunisiens sont insuffisamment protégés contre la maladie. Une grande partie de la population reste en dehors du système de protection sociale : près de 2 millions de Tunisiens ne sont pas couverts.
Actuellement, il est essentiel d’étendre la couverture du risque maladie aux personnes non couvertes et mettre fin à la fragmentation du système de protection, génératrice d’iniquité et d’inefficience, au profit d’un régime de base unifié pour tous. Le régime de base unifié est le seul à même de conduire vers la couverture santé universelle (CSU).
L’État doit augmenter la part des financements publics (fiscaux et CNAM) pour la santé qui sont actuellement autour de 4% du PIB pour les porter progressivement à plus de 6% en 2030. Ceci est crucial pour instaurer une protection financière inclusive, réduire le niveau des dépenses directes de la poche des ménages et progresser effectivement vers l’accès universel à des services de santé de qualité́.
Le régime de base unifié permettra l’accès pour tous à un paquet de services essentiels prédéfinis et régulièrement adaptés et mis à jour dans le cadre d’un processus participatif et transparent. Tous les prestataires publics ou privés doivent se conformer au paquet de services essentiels et aux références de bonnes pratiques pour son utilisation afin de bénéficier des financements publics pour la santé. Des gardes fous et une régulation sérieuse permettront de limiter les risques de sur et sous médicalisation dans l’accès et pour l’utilisation effective du paquet de services essentiels. Des assurances complémentaires pourront se développer pour la prise en charge des services non inclus dans le paquet des services essentiels mais ceci ne doit pas porter préjudice au régime de base.
- Sauver le secteur public :
Le secteur public est extrêmement précieux. Il assure des missions de soins, de formation et de recherche vitales pour la continuité du système de santé public et privé, et par conséquent, pour la santé de la population. Le secteur public est le seul ayant le potentiel de réagir aux crises sanitaires. Tel a été le cas pour la pandémie Covid-19 même s’il y a eu beaucoup d’insuffisances liées à la crise qu’il traverse.
Par conséquent, il est essentiel d’assurer au secteur public les ressources adéquates et nécessaires pour qu’il puisse assumer ses missions (i) d’équité pour l’accès aux soins de qualité (ii) de formation pour assurer le développement et le renouvellement des professionnels de la santé (iii) de recherche pour veiller à l’adaptation et à l’amélioration des soins de santé compte tenu de l’évolution des connaissances, des nouvelles exigences des besoins et de la demande de la population.
La participation citoyenne à la gouvernance du système de santé peut aider à redynamiser et à revaloriser le système de santé publique. La démocratie sanitaire participative permettra l’implication des citoyens dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques, stratégies et interventions de santé, dans un esprit de dialogue, et de concertation fondée sur les données probantes, l’efficacité, l’efficience, l’équité, et la solidarité. L’évolution mondiale met en exergue l’importance de la participation communautaire dans la gestion du système de santé.
En réduisant l’asymétrie de la relation entre le professionnel de santé et l’usager, et en mettant en place des mécanismes de participation aux décisions, on permettra au citoyen de devenir un acteur habilité pour sa propre santé. Et cela permettra aux professionnels d’avoir affaire à des partenaires pour la santé. Cela ne se fera pas du jour au lendemain mais se construit dès maintenant.
L’implication des populations dans la gestion des structures sanitaires permettrait de s’approprier le service de santé, de développer les aptitudes individuelles et de réorienter les services de santé pour la prise en compte effective de la prévention et de la promotion de la santé en recentrant les services sur la totalité des besoins de l’individu considéré dans son intégralité et en insistant sur l’information et l’autonomie des patients
Déclaration d’Ottawa pour la promotion de la santé,1986.
Promouvoir la santé passe nécessairement par l’association effective de la collectivité́ à la définition des priorités, à la prise de décision, à la planification, à la mise en œuvre et à l’évaluation de la stratégie visant à améliorer la situation en matière de santé,
Extrait de l’Observation générale n°14 sur le droit à la Santé de la CODESC 2000.
- L’Etat doit assumer ses responsabilités pour la protection de la santé
Enfin, il est important d’avoir des politiques globales pour assurer la protection de la santé de la population. Les autorités gouvernementales doivent s’engager et assumer leurs responsabilités en matière de promotion et de protection de la santé et considérer effectivement les actions possibles et nécessaires sur de nombreux déterminants de la santé. Il est donc nécessaire d’augmenter les financements publics alloués à la santé mais également de prendre en considération la santé dans les politiques économiques, sociales, environnementales et de développement en général. Ainsi, il sera possible d’agir en amont de la maladie en contrôlant les facteurs de risque qui nuisent à la santé (excès de sucre et de sel dans l’alimentation, tabagisme, drogues et addictions, pollution, risques liés à la circulation routière, absence d’espaces pour la marche et les activités sportives…). Il n’y a pas plus politique que la santé. C’est un enjeu majeur pour toutes les sociétés. L’accès à la santé est fondamental, c’est la base sur laquelle nous pouvons bâtir un développement respectueux des humains et de la nature.
Au cœur de la crise liée à l’épidémie du Covid ainsi que la crise du système de santé en Tunisie se trouvent des déterminants sociaux et politiques qui défient les solutions techniques et théoriques rapides. Les mesures destinées à minimiser la transmission de maladies, comme, le couvre-feu et les quarantaines n’ont pas tenu compte des tensions historiques et contemporaines entre les peuples et les gouvernements. Il y a un manque de préparation aux situations d’urgence, un système de santé fragile, des mécanismes de financement myopes et une action politique lente pour ne pas dire quasi-absente.
Le dialogue sociétal a permis la production de données riches avec des analyses géographiquement larges des constellations de pouvoir, des institutions, des processus et des idéologies qui ont un impact sur la forme et la portée des maladies et des processus de santé. Il trace une feuille de route pour une politique de santé ambitieuse mais pragmatique qui vient d’être formellement adoptée par le gouvernement. Changer la donne, c’est la mettre effectivement en œuvre.
Il est maintenant possible de reconstituer une nouvelle image convaincante et cohérente de la façon dont nous pouvons libérer notre société de l’emprise des comportements dysfonctionnels. Une bonne compréhension de ce qui se passe pourrait transformer la politique et la qualité de vie pour nous tous. Cela changerait notre expérience du monde qui nous entoure, changerait ce pour quoi nous votons et changerait ce que nous exigeons de nos politiciens.
Kate Pickett, 2009
iThere are no comments
Add yours