La détresse de Nietzsche résonne encore étrangement avec celle de notre époque. Car comme l’a si bien évoqué Dorian Astor, la détresse de la philosophie de Nietzsche est une détresse du moment présent. À chaque fois que nous relisons Nietzsche, que nous tentons de réactiver sa pensée, nous réactivons par là-même les inquiétudes de notre époque, qui portent d’une part sur ce que nous appelons modernité, d’autre part, ce qui revient peut-être au même, sur notre présent, notre actualité. Ainsi, paradoxalement, c’est ce positionnement en penseur contre son actualité qui fait de Nietzsche un philosophe toujours d’actualité, en ce sens qu’il nous pousse encore à questionner les puissances inactuelles qui travaillent notre présent. En effet, penser avec Nietzsche n’est-ce pas toujours et encore, pour reprendre une de ses tournures célèbres : « agir contre le temps donc sur le temps, et espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir[1] » ? C’est que pour Nietzsche, le problème de la pensée ne peut se décliner en une modalité de l’adéquation : avec l’époque, avec le public, avec la politique, avec l’État, bref avec les valeurs établies, mais en un problème d’évaluation et d’intensification, autrement dit en une herméneutique des puissances vitales.
Or, jamais il n’y eut pour nous si grande urgence d’évaluer les expressions politiques, culturelles, artistiques de notre époque en termes de puissances intensificatrices de la vie, ou au contraire en termes de valeurs décadentes négatrices de la vie, en nous interrogeant nécessairement sur leur rapport avec les formations historiques du passé : comment en sommes-nous arrivés là ? Que s’est-il passé ? De quoi sommes-nous le produit ? Comment notre époque s’est-elle constituée en époque ? Quels sont les processus d’individuation qui ont fait de nous ce que nous sommes ? Autrement dit, le présent comme résultat que nous devons interroger, inquiéter… Pour penser avec Nietzsche : quelle est la généalogie de notre morale actuelle ? Est-il possible également de dénicher dans les replis de l’histoire des puissances vitales, des monuments historiques qui puissent être réinjectés dans le présent ? Comment dénouer le nœud du présent pour libérer les forces d’un temps à venir ?
L’histoire monumentale
Penser avec Nietzsche, c’est donc aussi faire de l’histoire monumentale : chercher des rapports d’analogie entre son contexte et le notre, contempler la manière dont ce monument du passé (la pensée de Nietzsche) s’est confronté à son époque pour y puiser l’énergie de notre action… Or de même que Nietzsche n’a cessé d’inquiéter les puissances dans lesquelles l’homme était pris, à savoir l’État, le travail, la morale, la religion, par analogie, nous sommes confrontés à l’exigence, et de manière inactuelle, d’interroger la puissance des nouvelles technologies de télécommunication du virtuel dans laquelle nous sommes emportés, puissance d’une vitesse inouïe, et qui suscitent pourtant une adhésion globale. Interroger avec Nietzsche ce retour du repli politique et identitaire qui s’illustre par la montée des nationalismes populistes, paradoxalement dans une époque globalisée par les technologies de communication. En rappelant que Nietzsche, contre le nationalisme allemand exacerbé de l’époque qui annonçait déjà le fascisme, s’est improvisé en nomade, seigneur sans patrie, ne cessant de confronter sa culture aux autres cultures du temps présent ou du passé, d’opposer au bruit des journalistes et des politiciens de l’actualité, la puissance silencieuse de l’événement.
Par ailleurs, à notre modeste échelle locale, nous pouvons interroger un phénomène actuel particulièrement significatif. Il semble, en effet, qu’après l’ère de Ben Ali – qui correspond plutôt à un effacement de l’histoire par la construction d’une histoire étroite de parti – depuis la révolution, nous constatons un intérêt recrudescent pour l’Histoire, pour ce que Nietzsche appelle le sens historique. Notre présent n’a de cesse de se référer au passé pour se légitimer en tant que tel : or Nietzsche nous invite à questionner dans la deuxième considération inactuelle ce sens historique actuel et son rapport avec la plasticité vitale : comment évaluer notre rapport à l’histoire en termes d’oubli et de mémoire, d’objectivité et d’illusion, en termes de résolution de la détresse du présent ? Autrement dit, cet intérêt pour l’Histoire n’est pas tant à voir comme un triomphe de la culture savante et de la connaissance, que comme un symptôme de l’inquiétude que suscite cette crise du présent.
Dangers vitaux
En remplaçant le problème de la vérité par celui de l’évaluation, nous pointons les dangers vitaux d’un tel sens historique, son éventuelle décadence, son lien avec la montée d’un nationalisme exacerbé et nostalgique, sa fonction idéologique au détriment d’une exigence d’objectivité scientifique, bref il s’agit d’évaluer au sens littéral l’histoire comme puissance d’illusion. La glorification des monuments du passé (la gloire de Carthage et de Hannibal) est le symptôme d’un problème de souveraineté et de puissance au présent (comment restaurer le pouvoir de cet Etat perdu dans un passé immémorial ?) ; le balancement entre une Histoire monumentale et critique du bourguibisme, est symptomatique d’une crise de légitimité des nationalismes constructivistes de l’indépendance, quant à la réactualisation de l’Histoire du prophète, elle traduit une crise de la modernité de sa légitimation en terre d’islam… Cette manière de faire de l’histoire témoigne moins d’une volonté d’objectivité, que de discours idéologiques. Mais il ne s’agit pas tant de décrédibiliser l’Histoire que de poser le problème en termes d’usage et d’équilibre : de quelle forme d’Histoire, de quelle méthode historique avons-nous besoin ? Quel dosage entre Histoire monumentale qui glorifie et cherche des exemples à suivre, Histoire traditionnelle qui vénère et Histoire critique qui déconstruit les mythes du passé pour s’émanciper de ses chaînes ? Comment construire une généalogie qui puisse dénouer les nœuds du présent et libérer les puissances vitales de l’avenir ? Il semble que l’histoire critique est celle qui pour Nietzsche détient la place privilégiée pour libérer les puissances de l’avenir. Mais n’y a-t-il pas place aussi à d’autres formes d’Histoire ?
Ainsi, nous souhaiterions aussi ajouter à ces trois formes d’histoire, une quatrième : une histoire minuscule, une histoire mineure : à la place de l’Histoire des grands hommes, celles des hommes minuscules, bannis, exclus des grands récits, hommes de l’ombre qui façonnent le monde mais qui sont invisibles, qui accomplissent de grandes choses, mais en silence… l’histoire minuscule serait une entreprise pour les faire exister… Pour rendre justice aux événements, toute une histoire du minuscule, du mineur reste à écrire : comment rendre ces femmes et ces hommes jusque-là oubliés, mémorables, éternels ? Comment écrire l’Histoire de leur exclusion et faire exister une nouvelle histoire et un autre temps ? Toute histoire est traversée par ce devenir mineur…
Or écrire à nouveau l’histoire, c’est aussi en être les acteurs, être des hommes d’action. Nietzsche appelle ces derniers les hommes supérieurs, mais ne faut-il pas y ajouter aussi : les femmes supérieures, les hommes mineurs ? Il s’agit de faire finalement de l’inactualité une puissance non pas négatrice, mais une affirmation, une puissance d’actualisation… Car malgré la crise du présent, il est toujours possible de surmonter cette détresse, et de déceler ces êtres supérieurs qui agissent contre leur époque, et qui participent à l’histoire en « lutteurs contre leur temps[2] », « et espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir[3] ».
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