Les dernières déclarations de l’Administration nord-américaine constituent une opportunité forte pour notre pays. Aujourd’hui, nous pouvons légitimement remettre à plat l’architecture de nos relations diplomatiques, techniques et militaires avec les USA qui nous considèrent à l’évidence comme un de leur dominion. Aujourd’hui, les Tunisiens peuvent tester la loyauté de leur armée. L’annonce du programme politique du nouvel « Ambassadeur » américain exige une réponse concrète de la part de la hiérarchie de notre armée : une suspension de l’agenda de la coopération avec l’Administration US et un rejet clair et net de son aide technique, matérielle et financière.
Il est évident que nous devons repenser notre géopolitique interne et externe pour qu’elle soit en concordance avec notre volonté de transformer notre économie et notre société. Une grande transformation de notre économie exige une souveraineté nationale et régionale confortable et une interdépendance équilibrée. Ici aussi nous avons tout intérêt à nous dégager de la prétendue « diplomatie éclairée et équilibrée de Bourguiba ».
Omniprésence de l’Oncle Sam
En effet, une des liaisons extérieures les plus dangereuses est celle qui a fait irruption au grand jour au cours de « la révolution du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 ». Les États Unis d’Amérique sont désormais ouvertement un acteur omniprésent sur notre territoire. Leurs actions couvrent tous les domaines d’activités. Leur « Ambassade » est érigée sur un site mouvant et potentiellement extensible qui résume à lui seul le mythe de la fondation de Carthage et les intentions de ses propriétaires. Elle se situe entre le Palais présidentiel et la Kasbah mais aussi le Palais du Bardo. Autour de ce site se sont agglutinés, comme des mouches sur un pot de miel, plusieurs partis politiques et associations.
« L’Ambassade » est implantée au «Salt Lake City wahabite», c’est à dire entre l’aéroport de Tunis-Carthage et les ports de Radès – La Goulette. Dans « la femme qui a perdu son âme », le journaliste et écrivain américain Bob Shacochis écrit :« Tom Harrington n’aimait pas venir ici [l’Ambassade US à Haïti], traverser la rue d’une nation souveraine pour entrer dans l’univers parallèle d’un pouvoir vers lequel vous veniez toujours en mendiant, faisant maintes courbettes devant sa vanité », c’est dans ce lieu que résident les Other Government Agency et leurs vadrouilleurs, c’est dans ce lieu qu’on décide « […] à qui on ne devrait jamais donner le ballon ». Les USA ont bien retenu la leçon castriste… Dans cet univers parallèle, on organise même des repas ramadanesques pour les acteurs politiques tunisiens toutes générations confondues. On y distribue depuis les années 70 des prix aux lycéens les plus brillants en cours de langue anglaise. On y sélectionne les candidats au recrutement à l’International Visitor Leadership Program. On y enseigne la « science du leadership ». On y fait travailler de futurs dirigeants et on y prépare la relève et la relève de la relève, c’est à dire ceux à qui « Ils donneront le ballon ». Un État dans notre État! Lors de l’attaque de l’Ambassade par les illuminés, Madame Clinton, simple secrétaire d’État, affichait son ascendant sur le Président issu de la « révolution du 17 au 14 » en le joignant directement pour exiger l’intervention urgente de la garde présidentielle. Pourquoi s’embarrasser de protocole entre maître et vassal. Surtout quand le «Président du 17 au 14 » se flatte lui-même de ce moment d’indignité!
L’Ambassade a failli profiter de cette évènement-verrou pour exiger en guise de réparation un nouveau terrain de jeu à La Goulette. Mohammed Ennaceur s’y était opposé. Les USA viennent de décider le rapatriement des sépultures de leurs soldats morts durant la seconde guerre mondiale. Qu’ils reposent enfin en paix auprès des leurs. Nous n’y sommes pour rien dans cette tragédie. Mais que va-t-il advenir de notre terre une fois vidée de ses vénérables locataires? L’Ambassade se préoccupe et s’occupe de nos frontières du sud (mais ne s’occupe pas convenablement de l’éducation de ses soldats…), de l’achat de sept hélicoptères (pour un coût de 750 millions de dollars) décidé… le soir même de l’attaque du Jbel Chambi. Elle avait même pris le soin de garantir un prêt de 500 millions de dollars deux mois avant cette attaque. Elle finance et construit le pôle judiciaire « antiterroriste ». Son Excellence l’Ambassadeur patronne lui-même la visite guidée des lieux imposée aux Irresponsables Tunisiens. L’Ambassade veille elle-même sur la stratégie de généralisation de l’enseignement en anglais dans les universités encore tunisiennes. La présence de directeurs de l’enseignement supérieur dans la délégation tunisienne aux rencontres semestrielles du comité stratégique…militaire Tunisie-USA en dit long sur le contenu de « l’Alliance pour le progrès ». Programme bien rodé dans les Caraïbes, en Amérique du sud et en Amérique centrale depuis l’indépendance d’Haïti et la mise en œuvre de la doctrine « Monroe ».
Succursale de l’État profond
L’Ambassade est une succursale de l’Administration de l’État profond nullement une émanation de l’Administration de tel ou tel Président des USA. Elle constitue une des tentacules de cette Administration qui n’est jamais concernée par le Shutdown! L’Ambassade planifie même la conversion de notre tourisme de masse en tourisme vert. Elle vient de lancer un programme de 50 millions de dollars au profit d’un tourisme durable propice aux randonneurs mais aussi aux vadrouilleurs de toutes les officines, dans la région de l’ancienne colonie romaine, Sbeitla. Ce site se situe à quelques brassées de la frontière tuniso-algérienne. Ce programme ouvre déjà la voie aux investissements privés américains et donc à une implantation pérenne et irrévocable selon le Helms-Burton act! Les géographes et missionnaires français avaient qualifié cette région et la Tunisie de « marche de l’Algérie » avant que les armées françaises ne nous mettent sous tutelle pour mieux dominer l’Algérie.
Pourquoi s’étonner de cet état des choses quand Caïd Essebsi qui, après avoir chargé l’un de ses conseillers de signer le contrat « d’allié majeur » qui subordonne la souveraineté de la Tunisie aux intérêt de l’Otan, ose déclarer, devant un public du Carnegie Hall qui n’en attendait pas tant, « que, désormais, l’avenir de la Tunisie dépendait des décisions que vous [les USA] prendriez en notre faveur » ? Le « combattant suprême » caressait l’idée d’obtenir le statut de dominion à l’instar de Porto Rico, Essebsi l’a fait !
Les USA pratiquent la démesure et manient l’extraterritorialité juridique grâce au passeport US, grâce aux réseaux et firmes de l’internet mais aussi grâce aux dollars et aux contrats de tout genre, militaires ou commerciaux, franchises ou brevets. Ils viennent de faire très officiellement une razzia sur les 7 des 9 milliards de dollars de dons internationaux destinés à l’Afghanistan. Comme l’écrit Mark Twain « les USA, c’est beaucoup d’ignorance et beaucoup de confiance en soi ». D’où les lois d’Amato-Kennedy ou Helms-Burton. Les USA ne maîtrisent pas et interprètent mal l’Histoire longue. Ils sont incapables de se remettre en cause et de comprendre que les premiers verrous du « piège de Thucydide » sont déjà bien arrimés pour les contenir et les ramener à ce qu’ils ont toujours été, une excroissance territoriale et temporelle très efficace mais folle de la vielle Europe. Ils ne mesurent pas la signification de la transhumance de ces milliers de Mexicains, de Honduriens, de Guatémaltèques, de Salvadoriens ou de Haïtiens en direction des terres des Peaux-rouges. Ils ne saisissent pas les conséquences de l’instrumentalisation perfide du peuple ukrainien. Ils n’imaginent point le retour de flamme contre tous ceux qui ont plié aux accords d’Abraham, contre tous ceux qui se sont soumis à une lecture sioniste et doublement négationniste du récit monothéiste. Négation et du christianisme et du mahométisme. Cela laisse perplexe. Mais comme toute démesure les USA et leur mode de vie déprédateur finiront par être arraisonnés et dilués dans une humanité plus adaptée à sa biosphère.
Mais, il se trouve que nous nous sommes lovés nous-mêmes sous les serres de l’aigle US par ignorance, par opportunisme, par cupidité, par adoration de « l’american way of life », par idolâtrie du puissant ou par penchant …atavique pour la servitude volontaire?
Comme en Amérique Latine
A suivre les missions et campagnes publicitaires de certains promoteurs de relations multiformes avec les USA à l’instar des membres de l’AmCham ou Chambre du commerce américaine en Tunisie (AmCham lu en dialecte tunisien et traduit en français cela sonne étrangement Oncle Sam!), on est sidéré par les similarités des profils des instigateurs, des arguments et des méthodes qui ont fait basculé l’Amérique latine dans l’escarcelle de l’empire américain. On déploie les mêmes campagnes publicitaires pour attirer les investisseurs américains, « Eye on Tunisia » dans les années 2010 à l’instar du « Eye on Brasil » dans les années 1910! On croirait revivre le processus dénoncé en son temps, en 1900, par l’humaniste uruguayen José Enrique Rodo dans son « Ariel ou l’appel à la jeunesse latino-américaine ». Rodo mettait en garde la jeunesse latino-américaine contre l’esprit utilitariste et la démocratie mal comprise qui dominent aux USA. Rodo reprochait aux élites d’Amérique latine « de renoncer à l’originalité de leur caractère et devenir ainsi des imitateurs serviles ». Cette uniformisation culturelle au profit de l’économie américaine ne s’est pas arrêtée aux frontières de « l’arrière-cour » sud-américaine. Régis Debray (Civilisation, 2017), Jérôme Fourquet et J-L Cassely (La France sous nos yeux, 2021) nous en ont proposé des analyses et des illustrations assassines. L’influence américaine est redoutable mais nullement indépassable parce qu’elle est incompatible avec le Nouveau Régime Climatique et la nouvelle donne anthropocène. Elle ne résistera pas à la volonté d’émancipation des peuples de la Terre et aux transformations radicales des mentalités qui se diffusent sur tous les continents.
Pour une doctrine Zarrouk
Hier, le non-alignement consistait à se maintenir à égale distance des USA et de l’URSS. Aujourd’hui, il s’agit de ne se soumettre ni à l’Otan, ni au consensus de Washington ni au consensus de Pékin. Parce que nous devons nous méfier aussi bien des puissances montantes que des puissances en déclin. Il s’agit d’opter pour une neutralité émancipatrice.
Nous devons arrimer notre patrie à une sorte de « point de Lagrange géopolitique » qui nous évitera la servitude vis-à-vis des puissances et qui nous permettra de réaffirmer notre ancrage afro-méditerranéen. « L’opération spéciale » en Ukraine ou désormais la guerre d’Ukraine constitue une leçon précise sur les conséquences de l’acceptation du statut de vassal des grandes puissances, une leçon implacable pour ceux qui subordonnent leur destin aux intérêts des autres, une tragédie concrète pour ceux qui manquent de discernement et décident de trop s’approcher de la tanière de l’ours, du nid de l’aigle ou de l’espace vitale du dragon déguisé en panda.
Nous devons élaborer notre propre pensée stratégique par exemple une « doctrine Mohamed Larbi Zarrouk » fondée sur le principe d’une souveraineté liée organiquement à une neutralité émancipatrice. Nous pourrons étoffer cette doctrine diplomatique grâce à une coopération spéciale avec l’Algérie et une étroite collaboration avec les pays d’Afrique, d’Asie et de la région australe désireux de préserver leur souveraineté. Nous pourrons aussi compter sur certaines organisations non-gouvernementales et les pays européens les plus lucides. Durant des décennies, la Suède a laborieusement construit sa pensée géopolitique et sa ligne diplomatique. Ce qui lui a évité de subir les affres de deux guerres mondiales. La Finlande, de son coté, a su maintenir à distance l’ours soviétique grâce à la « ligne Paaskivi » entérinée par son successeur Urho Kekkonen. La « finlandisation » et la neutralité à la suédoise appuyée sur une politique de « conscience morale » nous administrent aujourd’hui encore la preuve de la pertinence de ces choix diplomatiques, éthiques et…pragmatiques. Avec « la guerre d’Ukraine », ces deux pays ont rejoint l’impasse de l’Otan. Nous devons essayer de dissuader ces deux pays « références en tout » d’intégrer définitivement l’axe atlantique. Ces deux pays restent malgré tout un formidable allié pour toute l’humanité qui doit réaliser le projet d’entrée dans l’anthropocène. Avec leur savoir-faire et leur savoir-être, ils constituent par leur sens de la coopération internationale et leur conscience écologique, les vecteurs indispensables pour la diffusion du modèle d’économie circulaire, des procédures d’éco-conception, de l’architecture écologique et des écoquartiers, du tourisme soutenable ou encore de la permaculture, de l’agroécologie et de l’agri-énergie mais aussi de l’organisation mutualisée de la production des énergies renouvelables, sans oublier la mise en place d’une administration rationnelle et aseptisée de toute corruption. Avec ces nations vertueuses nous pourrons constituer le consensus du Club de Rome. Dans cette perspective et avec ce groupe de nations, nous pourrons réhabiliter et insérer au consensus du Club de Rome la CNUCED, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement qui a été évincée par l’OMC et ses accords scélérats.
Définir notre espace vital
Dans ce contexte, Tunisie et Algérie sont sommées de bâtir une alliance pour le meilleur et surtout pour éviter le pire. Nous pourrions réactualiser et approfondir le « Traité de fraternité et de concorde » signé au début des années 1980. Nous pourrons à partir de ce traité sculpter autour de nos frontières terrestres et maritimes communes une coopération « originale » fondée sur la conception et la mise à l’ouvrage d’une « Wilaya des Mouwahidines » mouvante tout autour et tout au long de nos frontières communes et qui soit modèle en termes écologiques, institutionnels et de gestion des deniers publics.
De plus en plus de Tunisiennes et de Tunisiens prennent conscience de l’urgence de la sortie des liaisons dangereuses. C’est, par exemple, le cas de Khadija T. Moalla qui, dans une tribune publiée sur les colonnes de « Leaders », rêvait d’une Tunisie leader du non-alignement. Ou encore de Dr. Hannablia, sur les colonnes de « kapitalis », qui mettait en garde contre le danger d’un tête-à-tête avec « l’Occident » et en particulier avec les USA. Cette préoccupation doit trouver sa traduction politique et diplomatique quelle que soient les résistances intérieures et extérieures. Nous ne voulons nous fâcher avec aucun de nos partenaires mais nous avons le droit légitime de penser et de définir nous-mêmes notre empreinte sur cette planète.
Dans la Loi fondamentale en cours d’adoption, il me semble opportun et même salvateur d’inscrire la « doctrine Zarrouk », c’est à dire la doctrine d’une « neutralité émancipatrice » comme nouvelle norme diplomatique qui organise les relations internationales de notre pays. Nous avons tout intérêt à forger nous-mêmes ce concept et à l’adosser à une stratégie de négociation fondée sur la théorie formalisée voilà quarante ans par Fisher et Ury, celle du « Getting to yes : Negotiating Agreement without Giving in».
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