Les enfants ou adolescents en danger ne peuvent être pris en charge qu’après un signalement envoyé à un délégué de l’enfance. Le nombre des signalements est passé de 15.202 en 2020 à 17.069 en 2021.
D’après le rapport du ministère de la Femme et de l’Enfance, 60% des menaces ciblant les enfants proviennent de leurs familles. En 2020, on a dénombré 329 enfants sans soutien familial. Ce chiffre a atteint 429 en 2021. A cela s’ajoutent les 937 naissances hors mariage de 2020, indique le rapport de l’Observatoire d’Information, de Formation, de Documentation et d’Etudes pour la protection des droits de l’enfant de 2020-2021.
Entre 2020 et 2021, les délégués de l’enfance ont reçu 871 signalements relatifs à des enfants menacés. Ces menaces proviennent d’un abandon lors d’une naissance hors mariage. Certains subissent différentes formes de maltraitances de la part de leurs familles, quand d’autres sont victimes d’un divorce parental et de conflits autour de la garde, selon le rapport précité.
Si leur prise en charge diffère d’une association à une autre, elle remédie néanmoins au rôle de l’Etat dans ce domaine. Le placement de ces enfants dans les associations est ordonné par les délégués de l’enfance à la suite d’une autorisation judiciaire octroyée par le juge de la famille.
D’autres enfants sont récupérés auprès de l’Institut national de protection de l’enfance (INPE). «C’est une sorte de délégation de service », déclare à Nawaat, Nizar Fares, coordinateur général du réseau Amen Enfance. Créé en 2012, ce réseau regroupe 13 associations œuvrant dans la prise en charge des enfants sans soutien familial.
Ces associations accueillent des enfants âgés entre 0 et 2 ans. Ces derniers sont ensuite placés dans des unités de vie chapeautées par des mères nourrices. Chaque unité accueille entre 4 et 8 enfants, fait savoir Fares.
Le choix de cette tranche d’âge d’enfants en danger n’est pas fortuit.
On ne peut pas gérer des enfants de différents âges sans compliquer la prise en charge. On a donc opté pour la spécialisation dans la petite enfance. Tous ces enfants ont perdu leur soutien familial. La majorité sont nés hors mariage et ont été abandonnés par leurs mères ou leurs parents sont décédés,
explique Nizar Fares.
L’association SOS Village d’Enfants a opté pour un accompagnement à long terme. Pionnière en matière de prise en charge des enfants en danger, l’association, créée en 1983, a des villages à Gammarth, Siliana, Mahrès et Akouda. L’association prend en charge 2300 enfants. «Les enfants pris en charge ont perdu leur soutien familial ou risquent de le perdre en raison de difficultés socio-économiques ou toutes sortes de violences», fait savoir Mariem Mannai, directrice des programmes de SOS Villages d’Enfants, à Nawaat.
«Si certains enfants sont placés dans les villages SOS, d’autres restent avec leurs familles en bénéficiant du programme de soutien familial. Ils sont actuellement 1600 enfants à être pris en charge dans le cadre de ce programme», a précisé Fethi Maaoui, directeur national de SOS Villages d’Enfants, à Nawaat. «Le but est de garder l’enfant dans sa famille en effectuant un travail de sensibilisation sur la violence et en les soutenant financièrement pour le stabiliser», poursuit-il.
L’exemple du village SOS Gammarth
A l’entrée du village SOS Gammarth, retentissent les cris et les rires des enfants. Deux fillettes sont assises sur l’escalier menant à l’administration. Serrées l’une contre l’autre, elles se chuchotent à l’oreille. Elles s’écartent pour céder le passage aux visiteurs en les saluant poliment. Ces petites filles ne sont pas des sœurs, même si elles se désignent ainsi. Du moins, elles ne le sont pas biologiquement. Ce qui les unit, c’est l’absence de soutien familial. Et nombreux sont les enfants à vivre dans la même situation. Ainsi, le village SOS abrite 39 enfants de moins de 14 ans, parmi eux des nouveau-nés. Ils ont été récupérés de l’INPE.
La plupart sont nés d’une union hors mariage. D’autres sont issus de familles incapables de les prendre en charge convenablement, fait savoir Khalil Khalil, le directeur du SOS Gammarth, à Nawaat. Ces enfants sont répartis sur 7 foyers.
Dans chaque d’entre eux, on place des enfants de différents âges. Ils grandissent ensemble et sont entretenus par une femme, qu’ils appellent leur mère. Celle-ci est présente auprès d’eux pendant trois semaines par mois et prend une semaine de repos. Pendant ces journées ou lors de leurs congés, c’est une autre femme qui la remplace. Ils l’appellent leur tante.
« Cette structure vise à ce que les enfants aient des repères. Il ne faut pas qu’ils se perdent entre différentes intervenantes », note Khalil. Les mères sont payées environ mille dinars. Elles doivent avoir au moins le niveau baccalauréat pour être recrutées. On exige d’elles une disponibilité totale.
On cherche des profils de femmes de préférence célibataire, veuve, et surtout sans enfants à charge,
précise le directeur de SOS Gammarth.
Ce qui les unit à ces petits n’est pas le lien du sang, mais un fort attachement émotionnel. Même si la structure tend à maintenir un lien entre les enfants et les mères biologiques, ces dernières rechignent à répondre présentes. Certaines d’entre elles n’ont pas les moyens de se déplacer ou sont rongées par les aléas de la vie. « Elles sont parfois très jeunes. Elles auraient elles-mêmes besoin d’une prise en charge », lance le directeur. Beaucoup de ces enfants n’ont pas non plus envie de ce contact avec leurs mères biologiques. « Ils gardent rancune et ne comprennent pas pourquoi elles les ont abandonnés », ajoute-il.
Des fois, cette rancœur rejaillit lorsqu’ils apprennent que ce qu’ils appellent leurs mères sont rémunérées pour être auprès d’eux, se désole-t-il. Et de préciser : « La focalisation sur le rôle des mères est due au fait que les enfants en bas âge en ont surtout besoin. Plus tard, c’est l’importance de la présence paternelle qui se fera ressentir ».
Dans certains cas, la souffrance des enfants entraine des troubles de comportement, se manifestant notamment par la violence envers le monde extérieur et par des difficultés d’apprentissage. Cette violence est exaspérée par la stigmatisation. « Ils sont souvent dénigrés. Et cela provient même du corps enseignant. « Toi, l’enfant du SOS », c’est ainsi que quelques-uns les désignent », regrette le représentant de SOS.
« Ces enfants vivent difficilement l’abandon. Cela façonne leur psychologie dès l’enfance. Nulle présence ne peut combler ce vide », confie le directeur, peiné. Trois psychologues et deux assistantes sociales employés par le village de Gammarth tentent « de faire de leur mieux pour cantonner les débordements psychologiques de ces enfants ».
Pour éviter cet abandon, un programme de renforcement familial du village SOS Gammarth cible 197 familles, soit 467 enfants. Il accompagne des familles dans la détresse pour qu’elles puissent garder leurs progénitures et prévenir ainsi les travers de la marginalisation.
D’autres n’auront pas cette chance en demeurant loin de leurs familles. A partir de 14 ans, les adolescents sont dispersés dans des foyers. C’est la phase de l’insertion sociale, indique Khalil Khalil. On dénombre quatre foyers : trois pour les garçons et un pour les filles. Ces jeunes sont pris en charge à tous les niveaux, accompagnés cette fois-ci d’un éducateur. Ce soutien se poursuit lorsqu’ils atteignent 18 ans. « On les pousse à établir des projets de vie pour les préparer à une totale autonomie. Pour cela, ils ont aussi droit à une bourse de 450 dinars », indique le directeur.
Deux jeunes hommes âgés respectivement de 18 ans et 17 ans viennent voir le directeur. Ce dernier leur réserve «une surprise». Particulièrement doués en informatique, ils viennent d’être acceptés dans un prestigieux institut spécialisé en la matière. Pourtant, ils ont abandonné le collège à la 9ème année de base.
Les deux jeunes hommes, qui ne manquent pas d’assurance, laissent échapper un sourire soulagé. Ils se montrent volontaires pour initier leur fratrie du village à leur passion. «Ces jeunes serviront d’exemples pour les enfants. Il le faut pour leur prouver que des perspectives prometteuses sont possibles», se félicite-t-il. Car d’autres en effet n’arrivent jamais à rebondir après quelques échecs. «On a parfois des personnes âgées d’environ 40 ans et qui n’arrivent toujours pas à s’affranchir du soutien du village. Ils sont incapables d’extraire un simple certificat de naissance ou de payer une facture. Le monde extérieur les effraye tellement. Ils s’accrochent à ce lieu considéré comme leur seul repère», regrette-t-il.
Pour y remédier, SOS continue à les accompagner en leur cherchant des opportunités de travail bien après l’échéance de leur prise en charge légale, soit 24 ans.
Le manque de moyens
Cet accompagnement de la naissance à l’âge adulte requiert des moyens financiers et humains considérables. Tout au long de la rencontre avec le directeur du village, des employés viennent lui réclamer une signature sur des factures allant du simple achat d’une chaussure aux frais de formation d’un jeune dans un établissement privé. «Comme tous les enfants, ils ont des besoins énormes. Ils ne vivent pas dans un ghetto. Ils sont influencés par ce qui est en vogue. Mais on essaye juste de leur offrir des conditions de vie décente», explique Khalil Khalil.
En effet, les villages SOS sont amenés à s’appuyer sur les dons pour assurer l’ensemble des dépenses. La participation du ministère de la Femme et de l’Enfance s’élève à 1.3 millions de dinars, soit seulement 13% de leur budget total. De ce fait, la capacité d’accueil de ces villages est donc limitée.
On souhaiterait prendre en charge davantage d’enfants. Mais malheureusement, c’est au-dessus de nos moyens,
déplore le directeur.
Sur les 13 foyers, 6 sont fermés faute de ressources humaines et financières. Ils nécessitent également une rénovation. «SOS Gammarth a plus de 40 ans et l’état de l’infrastructure s’en ressent», se désole-t-il.
Stabilisation défaillante des enfants
Au lieu de ces structures d’accueil, les enfants abandonnés auraient pu être adoptés ou bénéficier d’une Kafala (la tutelle officieuse). Les associations formant le réseau Amen Enfance les prennent en charge en attendant une décision de justice. Ainsi, le juge doit statuer sur leur éventuel abandon définitif. En cas d’abandon acté, les enfants sont placés à l’INPE en vue d’une adoption ou d’une kafala. Le cas échéant, ils sont récupérés par leurs familles biologiques.
«Dans ce cadre, un grand effort est fourni par le réseau pour faciliter le retour de l’enfant dans sa famille», souligne le coordinateur d’Amen Enfance, insistant sur l’importance que ces enfants grandissent dans un environnement familial.
Selon les standards internationaux, un enfant de moins de 3 ans ne doit pas être placé dans une institution mais dans une famille. A défaut de sa propre famille biologique, le bébé doit être placé dans une famille d’accueil,
plaide Nizar Fares.
Il déplore qu’en Tunisie, le modèle de la famille d’accueil ne soit pas encore développé. « Ailleurs, c’est un métier bien payé par l’Etat. En Tunisie, on n’est pas au stade de la professionnalisation », regrette-t-il.
Autre problématique soulevée par le représentant du réseau Amen Enfance : les délais d’attente assez longs pour placer les enfants en vue de l’adoption ou de la kafala. «Le nombre des enfants à adopter est élevé. Idem pour les demandes d’adoption ou de kafala. Mais il faut tout de même attendre entre 2 et 3 ans pour statuer définitivement sur le sort de ces petits».
Pour qu’un enfant puisse être adopté ou mis sous tutelle, il faut que le juge de la famille rende une décision définitive d’abandon par la mère. Or la lenteur judiciaire combinée au retard des institutions de l’Etat et des associations pour tenter une récupération de l’enfant par sa famille biologique rendent difficile la stabilisation de la situation de l’enfant, déplore-t-il.
De son côté, le délégué général de l’enfance, Mehyar Hammadi, souligne que le placement dans une structure d’hébergement et de prise en charge est le dernier recours pour protéger un enfant. « Nous privilégions en priorité un règlement de la situation auprès des parents ou bien de la grande famille», précise-t-il à Nawaat.
Chaque année, le nombre d’enfants menacés continue d’augmenter, tandis que les déficits des moyens humains et financiers pour leur prise en charge s’accumulent. Faute de ressources étatiques, les associations prennent la relève. Mais plus que jamais, cette prise en charge est tributaire de la générosité des Tunisiens.
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