Les perspectives de Shems FM paraissent bien sombres, alors que la station radio vient de fêter son 12ème anniversaire. Dans un communiqué diffusé pour l’occasion, le 27 septembre, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) a exhorté les autorités à faire la lumière sur les éventuels scénarios d’avenir concernant la chaîne confisquée, appelant à préserver les postes de travail des employés. En outre, le syndicat demande que les résultats de l’audit mené par la Commission chargée de la gestion des biens confisqués soient rendus publics. L’objectif étant d’identifier les responsables de la mauvaise gestion et des problèmes que connait aujourd’hui la radio, souligne le Snjt. A des degrés divers, les médias confisqués n’ont pas fini de se débattre dans les difficultés.
De fait, la chute du régime Ben Ali le 14 janvier 2011 a entraîné une double sanction pour l’establishment: d’abord politique, avec son éviction du pouvoir, et économique, avec sa dépossession de tout ce qu’il a amassé pendant vingt-trois ans. De fait, les nouvelles autorités ont rapidement fait saisir les entreprises –et participations-, 660 au total, confisquées à la famille, proches et amis de l’ancien président Ben Ali et de son épouse Leila Trabelsi, en vue de les mettre en vente plus tard.
Soixante-huit de ces sociétés ont été confiées à Al Karama Holding, dont 5 entreprises de presse : Zitouna FM (100%), Dar Assabah (79,62%), Shems FM (70%), Mosaïque FM (13,27%) et Hannibal TV (10%), auxquels s’ajoute Cactus Prod, une société de production audiovisuelle -détenue à 51% par l’Etat et à 49% par Sami Fehri- travaillant directement avec la chaîne Ettounsyia, devenue El Hiwar Ettounsi.
Onze ans après, seules 22 entreprises et participations ont été cédées, dont une seule entreprise de média, Zitouna FM, transférée à la radio nationale dans des conditions particulières. Pourquoi un bilan si maigre?
Plusieurs facteurs, dont deux communs à toutes les entreprises confisquées, sont à l’origine de cette faible moisson. Le premier est de nature politique : l’instabilité gouvernementale.
Question de priorité
Avec onze gouvernements en onze ans –c’est-à-dire un par an en moyenne-, les gouvernants étaient obligés de se focaliser exclusivement sur les urgences du moment et à reléguer au second plan des dossiers qui, en temps normal et à la faveur d’une plus grande stabilité, auraient été mis sur la table. Le dossier des entreprises confisquées en général et des médias en particulier en a par conséquent fait les frais.
Les deux premiers gouvernements post-Ben Ali, dirigés par Mohamed Ghannouchi, qui n’ont tenu que quarante jours au total, n’ont en toute logique pas eu le temps de déclencher la confiscation. Nejib Karafi, secrétaire d’État auprès du ministre du Développement régional et local, indique qu’un conseil interministériel a bien été consacré à cette question, suite auquel le premier ministre Mohamed Ghannouchi a chargé les ministères des Finances, de la Justice et des Domaines de l’Etat et des affaires foncières, de préparer un cadre juridique pour la confiscation. Mais le gouvernement Ghannouchi a rendu son tablier avant de pouvoir s’acquitter de cette tâche, précise Nejib Karafi à Nawaat.
C’est le gouvernement suivant, piloté par feu Béji Caïd Essebsi qui a élaboré, promulgué et acté le décret –loi n° 2011-13 du 14 mars 2011, « portant confiscation d’avoirs et biens meubles et immeubles », revenant à l’ancien président Ben Ali, à son épouse Leila Trabelsi et à 114 autres personnes parentes ou proches, puis déclenché les premières cessions.
Nommé pour une année et chargé principalement d’organiser les élections législatives et présidentielles, le gouvernement de Mehdi Jomaa n’a rien fait dans cet épineux dossier.
Le suivant, celui de Habib Essid, a voulu faire bouger les choses. Durant les dix-huit mois qu’il a passés aux commandes du pays, il a déclenché cinq opérations de cession et en a mené une à son terme.
Habib Essid aurait aimé faire plus. D’après Taieb Yousfi, son ancien chef de cabinet, « on avait alors constaté qu’il y avait dans le dossier des sociétés confisquées beaucoup de mystère, de manque de transparence et de manquements. L’intention était de réduire le nombre des intervenants et de changer l’approche sur la base d’un rapport préparé par le ministère des Domaines de l’Etat et des affaires foncières. Mais le gouvernement est tombé avant d’avoir pu commencer à mettre en œuvre cette démarche », a-t-il déclaré à Nawaat.
Les gouvernements qui ont réalisé le plus grand nombre de cessions sont ceux de la Troïka et, surtout, de Youssef Chahed, contrôlé lui aussi par le parti islamiste, en dépit du faible nombre de ministres qu’il y comptait. Ennahdha avait profité de la brouille du chef du gouvernement avec le président Béji Caïd Essebsi, pour prendre Youssef Chahed sous son aile et lui dicter sa conduite.
La Troïka avait conclu deux opérations déclenchées sous le précédent gouvernement (Stafim Peugeot et cession de 15% de Tunisiana à Qtel) et en avaient lancé deux autres (International School of Carthage et Ennakl Véhicules Industriels).
Mais c’est le gouvernement Youssef Chahed, dominé par Ennahdha en dépit du faible nombre de portefeuilles ministériels qu’elle y avait détenus, qui a le plus grand nombre de cessions à son actif. En plus de boucler quatre dossiers déjà lancés (International School of Carthage, la société agricole Zitouna II, Alpha Hyundai Motor, Banque Zitouna et Zitouna Takaful), ce gouvernement a lancé 18 nouvelles procédures de cession entre janvier 2017 et août 2019.
Le manque ou l’absence de volonté de s’impliquer dans un dossier compliqué, a aussi contribué un tant soit peu à retarder les cessions d’entreprises confisquées, plus particulièrement celles du secteur des médias. Adel Grar, directeur général d’Al Karama Holding, précise à Nawaat qu’en 2014 et 2015, le gouvernement avait décidé de procéder à des cessions de participations détenues par l’Etat dans des entreprises confisquées, puis s’est rétracté.
Mauvaise gestion
Le deuxième facteur à avoir retardé l’ouverture d’un processus de cession des médias confisqués est de nature plutôt technique. Il concerne les manquements commis dans la gestion des entreprises confisquées d’une façon générale. Un rapport de la Cour des comptes sur la gestion des sociétés et biens confisqués en relève deux en particulier concernant la sélection des bureaux d’études ou banques d’affaires accompagnant Al Karama Holding dans la cession de participations détenues par l’Etat et l’exécution des appels d’offres pour la vente de ces participations.
Et les médias confisqués dans tout cela ? Signe éloquent de désintérêt pour ce secteur, du moins sur le plan économique, c’est quatre ans et demi après le lancement du processus de cession, qu’est venu le tour des médias confisqués. En effet, les gouvernements ont d’abord commencé par mettre en vente les entreprises et participations susceptibles de rapporter gros.
Les deux premiers concernés ont été Radio Shems FM et Dar Assabah. Le processus de cession de la radio et du groupe de presse a été lancé en janvier 2017. Malheureusement, il n’a pas abouti malgré deux tentatives d’Al Karama Holding.
Celle-ci a d’abord tenté de mettre en vente radio Shems FM et Dar Assabah par voie d’appel d’offres. Malheureusement, très peu de candidats au rachat se sont manifestés. Deux ont été short-listés, mais n’ont finalement pas fait d’offres.
Al Karama Holding a alors été contrainte de recourir à une solution qu’elle aurait certainement voulu éviter : la cession par négociation directe. Des tractations ont bien eu lieu avec deux candidats –respectivement la société Maxula Capital et le groupe Lotfi Abdennadher-, l’un intéressé par la radio et l’autre par le groupe de presse. Mais les négociation n’ont finalement rien donné.
Lotfi Abdennadher et Al Karama Holding n’ont pas pu s’entendre sur le prix de la vente. Pour le groupe de presse fondé par feu Habib Cheikhrouhou, c’est le retour à la case départ, après l’échec de plusieurs tentatives de cession. Malgré ou plutôt à cause de cela, Dar Assabah n’est pas près d’être inscrit de nouveau sur le planning des entreprises confisquées à céder, affirme le directeur général d’Al Karama Holding, car la Commission Nationale de Gestion d’Avoirs et des Fonds objets de Confiscation ou de Récupération en faveur de l’Etat a décidé de reporter la remise sur le marché du groupe de presse jusqu’à ce que sa restructuration financière, en cours de préparation, soit réalisée. L’endettement du groupe, estimé à près de 22 millions de dinars, est de nature à refroidir les ardeurs d’éventuels candidats au rachat.
Al Karama Holding avait pu, par contre, conclure un accord avec Maxula Capital le 21 juin 2021. Mais la cession n’a finalement pas été actée, car sa concrétisation ne peut avoir lieu qu’après la conclusion d’un accord sur les modalités du remboursement de la dette de la société à ses différents créanciers.
Pourtant, malgré cela, un pas supplémentaire sur la voie de la concrétisation de cette transaction et la fin de la confiscation a été récemment franchi. En effet, Maxula Capital a versé une caution bancaire et une décision de transfert de propriété a été signée, révèle Adel Grar. Mais le 26 janvier 2022, tout tombe à l’eau lorsque le directeur général d’Al Karama Holding annonce que « la commission de gestion des biens confisqués – composée des ministres des Finances, de la Justice et des Domaines d’Etat, et d’un représentant du gouvernement- a demandé de patienter avant de poursuivre la procédure de cession de radio Shems FM. » Motif de la décision ? Des contestations parvenues à cette instance, indique sans plus de précisions Adel Grar.
Las d’attendre, Maxula Capital décide, en mars 2022, de ne pas renouveler la caution bancaire en rapport avec cette cession et, donc, renonce à acquérir radio Shems FM.
Plutôt que de revenir à la charge sur ces deux dossiers -dont on n’entend plus parler depuis respectivement six mois (radio Shems FM) deux ans (Dar Assabah)-, le gouvernement de Najla Bouden a choisi d’en ouvrir deux nouveaux : Cactus Prod et radio Mosaïque FM. Ces deux entreprises auront-elles plus de chance que radio Shems FM et Dar Assabah ? Il est permis d’en douter, surtout en ce qui concerne Cactus Prod.
En effet, plusieurs mois –quatre mois pour Mosaïque FM et neuf pour Cactus Prod- après la date limite de remise des offres pour la sélection d’un cabinet ou d’une banque d’affaire, on ne voit rien pointer à l’horizon. Last but not least, il ne reste plus que les 10% de Hannibal TV confisqués à proposer à la vente. Mais là c’est une autre affaire, car ce dossier, entouré de beaucoup d’opacité, est sans nul doute le plus compliqué à traiter.
A cet égard, dans un communiqué diffusé le 18 août 2022, la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) a indiqué avoir transmis le dossier de la chaîne de télévision privée au procureur de la République, pour suspicion de blanchiment d’argent. La Haica a motivé sa décision par le black-out maintenu sur le dossier financier de Hannibal TV. En outre, l’instance a appelé à faire la lumière sur les documents comptables justifiant les sources de financement de la chaîne et les transferts de fonds vers et depuis la société turque “ArabLines”, qui détient la part la plus importante du capital de la compagnie exploitant Hannibal Tv.
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