La plasticité se situe entre deux extrêmes, d’un côté la figure sensible qui est la prise de forme (la sculpture ou les objets en plastique), de l’autre côté la destruction de toute forme (L’explosion).
Catherine Malabou 1
Le cinéma a connu ses figures fantastiques depuis le Golem, Dracula, Frankenstein, Mabuse… et il va falloir qu’il compte aujourd’hui avec la figure de l’Immolé telle qu’elle se déploie dans Ashkal de Youssef Chebbi. Nous passons des êtres de la nuit à un être fait de feu avec toute l’ambivalence de la matière pour tenter de donner forme à nos maux de Tunisiens en période de crise prolongée, en attente d’une métamorphose qui n’advient pas.
Le film donne le change dès le premier plan du générique : après une contextualisation documentaire dans un registre écrit désignant le lieu de l’action (Les Jardins de Carthage et ce qui s’y jouait), la fiction s’ouvre sur un espace souffrant d’une présence spectrale. L’ombre de la machine de maçonnerie plane sur les murs désincarnés de l’ancien temps qui ne passe pas. Dans ce polar où un couple d’enquêteurs tente d’élucider des actes d’immolation sans motifs, l’image cinématographique nous dit d’emblée qu’ils sont pris dans un univers spectral. Nous commençons le film avec une ombre qui plane sur le béton, ombre d’autant plus insolite qu’elle est accompagnée par une musique conférant à l’espace une étrangeté qui ne cessera de s’accroitre.
Comme le décor, le casting confère une puissance d’incarnation à l’univers du film. Fatma (magnifiquement jouée par Fatma Oussaïfi), au physique sombre, au regard mélancolique, au jeu tout en retenue, tout en implosion semble couver un volcan près à l’irruption s’il n’y avait Batal (Mohamed Hassine Grayaâ incarnant monsieur tout le monde) qui ne cesse de la tirer du côté de la modération et de la vraisemblance, malgré l’irruption du réel et la force de l’invisible.
Nous les découvrons dédoublés dès les premiers plans : Batal, regardant d’en haut du bâtiment en chair et en os mais aussi en ombre reflétée sur le mur avant qu’il ne vienne se placer face à Fatma, filmée à contre jour, là où les ouvertures des fenêtres du chantier s’alignent comme les parties d’une pellicule. Cela va se poursuivre tout au long du film. Dans les moments intimes (Fatma allongée après l’amour se démultiplie) ou publics (Batal et Fatma au moment d’enquêter), nous avons toujours affaire à leurs reflets sur un miroir, une vitre, un mur ou encore à leurs ombres quand ils sont filmés dans les séquences de nuit.
Acteur sans corps
Le personnage, le plus saisissant dans ce casting est un point aveugle, une présence sans visage, un acteur sans corps, un mouvement informe traversant les formes géométriques de cet espace trop dessiné, effrayant par sa symétrie et ses dédales. Seul un spectre peut encore y survivre, circuler et « passer le feu ». Nous sentons sa présence dans un mouvement de caméra, un travelling circulaire semblant épier Fatma au moment de ses déambulations quasi animales entre chantier, brousse sauvage et chiens errants. Nous le sentons errer le soir, à l’intérieur d’un immeuble et traversant une porte menant à une deuxième porte dans une troisième porte. Ce point de vue de l’invisible reste longtemps hors-champ. Il aura un semblant d’incarnation, mais nous demeurerons toujours dans le doute, dans cet homme à la capuche, qui n’en finit pas de renaître de ses cendres. Cet homme sans identité ne sera jamais démasqué, même quand Fatma tente de lui ôter son bandage vers la fin du film, sans doute parce qu’il a le visage de nous toutes et tous.
L’ontologie du cinéma, son essence, n’est-ce pas le spectre ? Argentique ou numérique, le cinéma produit des spectres. Les mouvements de Ashkal accentuent cette spectralité fondatrice car s’y joue le pari de donner à sentir l’informe, l’indéterminé, l’innommable, l’invisible qui nous habite depuis l’immolation de Bouazizi. Ce qui y est décrit, ce sont des espaces hantés par la violence de l’ancien régime, aussi inquiétants et labyrinthiques que notre conscience en crise, des personnages hantés soit par leur passé lointain de tortionnaires (Bouhlal, Jilani), soit par le présent de l’immolation qui ne cesse de se répéter pour attester de son avènement.
Si ce côté spectral touche jusqu’aux figures de l’élucidation (Lassaâd, Fatma) qui affrontent des êtres de feu dont la caractéristique essentielle est la gratuité de l’acte et l’abandon absolu à ce qui leur arrive, sans cris ni douleurs, comment s’attendre à un polar classique, voire à une résolution de l’énigme ? La logique de la causalité est mise à mal par la spectralité à l’œuvre. En même temps, le contexte est réaliste et suit une date et des moments encore frais dans la mémoire des Tunisiens, ceux de la Commission pour la justice et la dignité, censée confronter les victimes à leurs bourreaux pour que l’histoire puisse avancer et qu’une véritable métamorphose s’opère, afin de sortir de cette temporalité de revenants.
L’indétermination de la source de cette pulsion d’immolation et son identification à une image vidéo, n’est-ce pas une manière de mettre en avant notre vertige, notre débordement et la crise du sens comme puissance ? C’est le réel au sens lacanien qui contamine nos socles, notre réalité désormais inhabitable, notre déficit de formes dans ces dédales pourtant on ne peut plus géométriques.
Renaître de nos cendres
Avançant dans l’enquête, Fatma aboutit au fait qu’un inconnu arrive à manipuler, à hypnotiser ses victimes via une vidéo d’immolation envoyée sur leurs téléphones. Elle ne cesse de la visionner pour tenter d’y lire quelque chose, de construire du sens. Elle ne cesse de la voir et de la revoir sans être contaminée à son tour. Pourquoi serait-elle immunisée ? La contamination par l’image, la vidéo qui circule n’opère sur Fatma qu’une fois que l’expérience de l’oppression ait atteint sa limite : le moment où les policiers brûlent les preuves de tout son labeur, d’un autre feu, celui du déni. Ce déni activera la répétition de l’immolation et fera perdurer la spirale (figure très présente par exemple dans les escaliers du chantier menant au lieu de l’immolation, ou encore dans les incessants travellings de Fatma et de Batal en voiture, tournant en rond le soir à la recherche d’indices, de témoins, de coupable …) comme il fait perdurer la mélancolie tant que le deuil et l’exercice d’une mémoire critique ne sont pas réalisés. Ces immolations répétitives jusqu’à l’immolation finale de la multitude ne sont que le retour du spectre refoulé, celui de Bouazizi et de tout ce qu’il représente comme aspiration à la justice. Sa figure nous hantera et nous continuerons à nous immoler indéfiniment sans pouvoir faire notre deuil tant que le corps de notre Histoire reste malade et en manque de justice. Cette temporalité de la répétition est le propre de la mélancolie.
Ne pas oublier, chercher, exercer sa mémoire pour retrouver le présent et forger de nouvelles formes, se fait entre autres avec des films comme Ashkal pour que le feu ne s’éteigne pas, quitte à l’alimenter encore et encore de nous-mêmes, en espérant la régénérescence. En attendant le film nous invite à être toutes et tous des Empédocle, à alimenter la puissance du feu, à ne pas clore l’Evénement à force de mélancolie, à puiser dans la puissance, loin de tous les déterminismes imposés/décidés par la loi du béton.
Il revient à nous de nous souvenir, de renaître de nos cendres, de nous fondre dans l’image de Bouazizi, de modeler/façonner. Il revient à nous de nous immoler en images, en poétique, d’ériger l’acte de Bouazizi en geste, en philosophie sortie des profondeurs du pays. Bouazizi réincarné en Empédocle nourrit la possibilité d’une infinité de formes, bien loin du béton où nous enlisent de vieux systèmes pourris. Ashkal (que le réalisateur a eu raison de ne pas traduire par formes car nous y entendons le crépitement du feu) est une invitation à nous régénérer à partir de notre degré de mélancolie le plus profond. Dans les salles tunisiennes, depuis le 8 février, ne ratez pas ce beau film et sa puissance cinématographique. Il touche jusqu’à notre subconscient. Ne vous attendez pas à du spectacle, vous serez emmenés dans le rythme subtil de la poésie d’une pensée organique.
Note :
1. « Ce concept peut signifier à la fois l’accomplissement de la présence et sa déflagration, son surgissement et son explosion. Il est ainsi susceptible de se situer parfaitement dans l’entre-deux de la métaphysique et de son autre, de jouer à la perfection le rôle d’un concept en quelque sorte médiateur ou passeur », Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture, dialectique, destruction, déconstruction, Éditions Léo Scheer, 2005, pp. 25-26.
iThere are no comments
Add yours