Rarement exploités dans le cinéma tunisien, les sites de chantier sont des endroits où on ne s’aventure pas, surtout la nuit. Dans «Ashkal», les immeubles inachevés des Jardins de Carthage sont le décor principal d’une histoire oscillant entre le polar et le thriller psychologique. Tunis est grise et morose. Elle prend les couleurs du béton nu des immeubles, où un gardien, premier déclencheur de l’enquête, s’est immolé. Deux policiers, Fatma et Batal, joués par Fatma Oussaifi et Mohamed Grayaa, se lancent alors dans les recherches. Objectif : comprendre ce qui se cache derrière cette immolation. D’autant plus qu’elle semble avoir été provoquée par une force étrange.

 
Assurément, Youssef Chebbi a pu créer une atmosphère cohérente, à la plasticité frappante. Ce n’est pas par hasard qu’on retrouve Malek Gnaoui, chargé du décor de ce film. C’est brutal, simple et austère. Les murs gris, les poutres des bâtiments, les conteneurs, les murs en briques rouges, changent de sémantique dans «Ashkal». Ils semblent habités par un esprit maléfique au sens le plus mystique du terme. Le film rappelle le très bizarre “Born of Fire” sorti en 1987 du pakistanais Jamil Dehlavi. L’œuvre, peu connue, reste une référence en tant que premier film fantastique inspiré de la culture musulmane. On y retrouve la même aura spirituelle mais carrément moins radicale dans «Ashkal».

L’immolation est un geste qui semble coller à la peau de ce pays. Mais pour la première fois, ce geste d’une extrême violence prend une autre dimension. Le feu attire comme un vortex les âmes fatiguées de la ville glauque. Ce n’est plus du désespoir mais de la fascination pour la libération que promet le feu. Et comme le dit Batal, le feu leur redonne une dignité. Une attirance perceptible dans les yeux de ceux qui s’y jettent, et dans le (très surprenant) finish du film. Cela dit, en termes de scénario, la trame de l’enquête policière est ennuyeuse, les dialogues répétitifs et les moments de flottements sont souvent atténués par l’esthétique plutôt que par la pertinence de l’histoire. L’enquête reste au même stade. Ça veut dire : des allers retours sur le site du bâtiment et les mêmes questions différemment reformulées. On savait que les immolations étaient liées avant que les personnages ne le confirment à la soixantième minute.

Aussi, nous avons du mal à tisser un lien avec Fatma, dont la fragilité du “flic solitaire” aurait gagné à être plus approfondie. Elle semble toujours prête à s’écrouler mais reste sans couleurs, sans densité, sans vécu. C’est un personnage générique et cela explique que l’image de Fatma à terre et impuissante lors de la scène finale ne provoque rien en nous.

Au final, on apprécie «Ashkal» pour son esthétique et l’atmosphère dans laquelle il nous plonge plutôt que pour son storytelling. Après le documentaire «Babylon» (2012) co-réalisé avec Ala Eddine Slim et Ismael, «Black Medusa» (2021) co-réalisé avec Ismael, Youssef Chebbi s’affirme avec ce deuxième long-métrage de fiction qui nous révèle un metteur en scène qui sait s’entourer de collaborations pertinentes et proposer un univers percutant. Le public suivra-t-il ?