Ce n’est pas tant du côté des revenants que des nouveaux venus qu’il faut chercher les meilleurs films tunisiens, d’un septennat somme toute en demi-teinte. Les jeunes cinéastes disent des choses qu’ils ont sur le cœur, et les vieux ce qu’ils ont sur l’estomac. Mais il y a encore la caste des cinéastes qui divisent, moins parce qu’ils n’ont rien à dire que parce qu’ils ont une ou deux choses à faire. Si les fictions se sont imposées en un seul tir groupé, le documentaire comme l’expérimental survivent au raz-de-marée, mais en s’ouvrant à tout ce qui vient en élargir l’horizon. Et la cueillette n’est pas avare. Ce sont dix films, en tout et pour tout. Ce qu’ils partagent ensemble, c’est leur force de proposition. Petit coup de phare.

1. The Last of us (2016)

À quoi reconnaît-on un film susceptible de mettre la perception hors de ses gonds ? À l’occasion qu’il offre de remettre les compteurs à zéro. Et c’est tout naturellement qu’Alaeddine Slim pose son The Last of us sur la première marche. Sensoriel, sans dialogues, le film frôle une limite dans l’épure narrative rarement atteinte. Ce qui ne signifie pas sans ressort, car rien ne laisse présager la première rencontre de N., un jeune subsaharien déboussolé, avec le vieux hermite M, ni sa deuxième rencontre avec une masse lumineuse lointaine et pourtant très proche. Les percepts iodés et vivifiants de la nature habitent la physique du plan, jusque dans la manière dont le personnage disparaît, pour une raison qu’on n’imaginait pas. Brave coup d’épée dans la chair de la fiction.

2. Lenz (2016)

Sur le registre de l’adaptation, bien plus confidentiel, Lenz de Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi nous aura autant ravis qu’irrité d’autres. De la nouvelle éponyme de l’allemand Georg Büchner, les deux réalisateurs tirent une histoire librement portée par la silhouette et la voix off d’un poète errant, aux prises avec ses démons. Nimbé d’un noir et blanc opalin, le film suit ce poète dans sa traversée des montagnes avant qu’il ne trouve refuge chez une famille charitable. Sa marche sinueuse, ensuite sa folie, subvertit l’espace et le temps, et ne s’emparent du plan que par la durée. Ce film met six heures, autant dire une nuit : le temps qu’il faut donc pour laver les yeux et les neurones. Il est suffisamment exigeant pour s’imposer à la deuxième place du classement.

3. Vent du nord (2017)

Sans désavouer ses élans vers un cinéma social, Vent du nord se hisse haut la main dans notre trio de tête. L’émotion qui nous étreint devant ce premier long-métrage de fiction de Walid Mattar, fait plus que croiser les deux trajectoires d’un ouvrier français et d’un jeune chômeur tunisien. Entre la délocalisation d’une usine et sa réimplantation des deux côtés de la méditerranée, l’écriture combinatoire les fait surtout se répondre face aux dérives économiques du nord comme du sud, avec une justesse dans la mise en scène qui protège le film des risques de joliesse. Délicate prise de pouls de l’état du monde, où la caméra s’invite sans prétention, discrète autant qu’attentionnée.

4. Hédi, un vent de liberté

Pas en reste pour insuffler une certaine fraîcheur, le drame social truste avec Hédi, un vent de liberté la quatrième marche du podium, par sa manière délicate d’emmener lentement son protagoniste loin de sa zone de confort. Mohamed Ben Attia offre au comédien Majd Mastoura un écrin à la mesure de son personnage, dont la fragilité aura affolé les compteurs. Entre une mère castratrice, un boulot qui ne l’intéresse pas vraiment, le chemin semble tout tracé pour Hédi. Alors que son mariage arrangé s’approche, ce docile commercial bien rangé tombe amoureux de Rim, employée d’un hôtel. La tentation de secouer le joug des normes sociales et de vivre pour une première fois sa vie, donne au récit sa tension dramatique. Intelligemment filmé, sans graisse dialogique ni chichi. La simplicité de sa mise en scène est d’une touchante beauté.

 

5. Winou baba ? (2012)

Flegmatique et déjanté, Winou baba ? vient redéfinir le cinéma indépendant de Jilani Saadi, aux prises avec la figure tutélaire du Père. Pas de place ici pour les bons sentiments et les dogmes qu’ils tractent. Les noces inabouties d’Ons avec Halim, qui aime les chansons d’Abdelhalim Hafez, ne les empêchent pas de se retrouver à la marge de la société, dans un espace-temps aux possibles flottants. Fous méprisables, marginaux, filles énamourées et prostituées composent l’univers asocial du cinéaste. De dérives en diversions, la mise en scène partage avec les deux personnages une façon de tordre le cou au réel, au gré de leurs conduites tour à tour dépressives et hilares, avec une touche fantastique bien sentie. Coup de pied dans la graisse cérébrale.

6. Babylon (2012)

En matière de documentaire de création, Babylon est un hapax. Il s’impose par sa manière tout à fait singulière de décamper le regard. Le nôtre, mais aussi celui, croisé, de ses trois réalisateurs, Youssef Chebbi, Alaeddine Slim et Ismaïl. Le film se joue à domicile, en ouvrant le champ de la caméra à l’exode de plus d’un million de réfugiés, de toutes nationalités et plusieurs langues, affluant au camp de Choucha au sud tunisien. Ce documentaire frappe non seulement par sa manière de filmer un territoire qui se crée, se peuple et se dépeuple ; mais aussi, comme les fois rares où cela fonctionne, par son parti pris de n’offrir au regard que la matière des images nues, confinant parfois à l’abstraction, sans commentaire qui les seconde ni sous-titrage qui en coiffe la compréhension. La réflexion qu’exige l’implication du spectateur est à ce prix.

7. Brûle la mer (2014)

C’est parce qu’il invente, à sa manière, un geste d’hospitalité que Brûle la mer se démarque du tout-venant des documentaires consacrés aux traversées tragiques de la méditerranée. L’histoire qui s’y raconte est celle de Maki Berchache, coréalisateur et personnage du film qui rencontre la cinéaste Nathalie Nambot à Paris en février 2011, quelque temps après avoir pris la mer vers Lampedusa sur un bateau de fortune. Il parle de l’ici et de l’ailleurs, depuis une France inhospitalière. Entre le dépouillement de son dispositif et les risques d’un minimalisme peut-être un peu trop confortable, ce film organise en un montage alterné une circulation fertile du regard et des souvenirs, entre plans de nuit et archives familiales, photos et poèmes par écrans interposés. Peu de films réussissent, à ce point, à imprimer sur le grain de ses images un affect à la fois si tendre et si brûlant.

 

8. El Gort (2015)

À l’image de ses deux personnages, El Gort laisse rarement indifférent. Caméra au poing, Hamza Ouni a mis ses pas pendant huit ans dans ceux de deux jeunes tunisiens aux ailes coupés. Issus d’un milieu social défavorisé et obligés de travailler du matin au soir dans l’ingrat commerce du foin, aux quatre coins du pays, leur quotidien est filmé moins comme une chronique sociale que comme le portrait d’une jeunesse désespérée, avant comme après la révolution. S’il déjoue le piège du reportage, le cinéaste prend soin de replacer ces corps filmés au cœur de son dispositif : bien qu’ils peinent à sortir la tête de l’eau, ce ne sont pas des marginaux. Entre alcool, chansons et rigolades, le film parvient à restituer à ces deux transporteurs l’aspérité d’une insoumission que seul un langage quotidien à l’obscénité assumée, sait rendre si sensible.

9. Hecho en casa (2015)

Que faire de son quotidien, des rencontres, des événements qui arrivent ? Un journal filmé pendant quatre années, avec un téléphone portable. C’est peut-être la force d’Hecho en casa que d’oser une proposition à cet endroit. Le geste de Belhassen Handous se tient au plus prés du vécu, depuis sons séjour en Espagne jusqu’à son retour en Tunisie et le déclenchement de la révolution. Si l’écriture s’improvise à mesure que se resserrent les cadres tremblants, avec le flou des corps, les « faux » travellings ou les contre-champs manuels, le montage se fait ici non plus par bout à bout, ou en un fondu de plans, mais trouve dans cette matière d’images en fusion une manière de redistribuer les cartes du filmable. Sous ses airs d’un documentaire au long cours, ce film se prend au mot : il est « fait maison ». S’emparant de la neuvième place du classement, sa manière de réinventer par ce dispositif d’autres possibles du cinéma restera longtemps en tête.

10. Foyer (2016)

À l’autre extrémité des raids solitaires, disons notre admiration pour Foyer d’Ismaïl Bahri qui exprime une haute idée de ce que peut être un geste expérimental. Film de cinéma ou démarche d’un vidéaste ? La question n’est pas là. La simplicité du dispositif, à la fois concret et dépouillé, ne doit pas tromper : Ismaïl Bahri fait confiance au vent, pour faire éclipser le visible et laisser travailler les ressources sonores du hors-champ. Sur l’écran, on ne voit que des variations de luminosité dues au mouvement d’un bout de papier blanc que l’artiste a placé à quelques millimètres de l’objectif. Il se passe pourtant quelque chose autour de la caméra, que nous ne saurions pas sans les voix qui viennent nous donner des repères. Ce parti-pris place le travail de l’artiste bien au-dessus de la moyenne des propositions esthétiques post-révolution.