L’horizon politique du pays a rarement paru aussi brumeux. Des opposants sont derrière les barreaux. Des journalistes sont poursuivis en justice. La Première ministre italienne Giorgia Meloni a évoqué le 23 mars, « la faillite de la Tunisie ». Quelques jours plus tard, le président français Emmanuel Macron considère qu’en « Tunisie, la très grande tension politique, la crise économique et sociale qui sévit en absence d’accord avec le Fonds monétaire international, (sont) très préoccupantes ». Pendant ce temps, les télés tunisiennes regardent ailleurs, même hors ramadan. En témoigne leur grille de programmation, sous le règne du divertissement.

Cinq chaînes, zéro politique

L’une des chaînes les plus en vue, El Hiwar Ettounsi ne traite plus l’actualité politique. Elle a renoncé en 2021 à son émission politique phare « Tounes El Yaoum » diffusée en access prime-time et présentée par Myriam Belkadhi. Cette suspension serait due à « des restrictions budgétaires décidées par la chaîne » à en croire l’animatrice. Avant 2020, plusieurs programmes politiques ont meublé la grille d’El Hiwar Ettounsi, à l’instar d’« Al Yawm Al Thamen » et « Fil Barnamej », diffusées en prime time.

Quant à Carthage+, elle a suspendu cette saison sa dernière émission politique hebdomadaire, à savoir « Bila Hiad » diffusée en prime time. Tunisna TV aussi, qui a arrêté la production de l’émission « Noktet Isstefham ».

Pour sa part, Nessma parait à cet égard représenter un exemple emblématique. Après s’être spécialisée dans l’information en continu et fait campagne pour son fondateur Nabil Karoui lors des élections présidentielles et législatives de 2019, la chaîne s’est convertie en une plateforme consacrée essentiellement aux feuilletons.

Hannibal TV n’a plus d’émissions politiques aussi. Son programme, « Yahdoth Fi Tounes », qui couvrait l’actualité politique, s’est tourné cette saison vers les questions sociales. Il s’agit pourtant dans les cinq cas, chaînes généralistes, du moins selon leurs licences.

Un audimat de moins en moins intéressé ?

Al Wataniya diffuse chaque jour en access prime time « El Wataniya El An ». Une seule émission politique dans la première chaine étatique. Attessia TV n’a gardé qu’une seule émission politique, « Rendez-vous 9 », une quotidienne également diffusée en access prime time. Pourtant, la chaîne a, dès son lancement, varié les émissions politiques. Elle avait, pour sa première saison, même son propre journal télévisé. Zitouna TV a programmé deux émissions dédiées à la politique « Maa Mokdad » et « Hassad 24 ». Idem pour Al Janoubia avec « Bel bount El arith » et « Boubaker, Tabdaa El Hikaya ».

Moez Ben Gharbia produisait et animait « Attessia Massa ‘an », émission politique diffusée sur El Hiwar Ettounsi entre 2012 et 2014. Il a ensuite fondé et dirigé Attessia en 2015 avant d’atterrir chez Carthage+ en 2019. Aujourd’hui, il n’est plus à la télé mais à la radio. Il explique le recul de la politique sur les chaînes de télévision par le désintérêt du public pour la chose politique. « En 2012, les audiences des émissions politiques battaient tous les records et devançaient les émissions de divertissement. Les Tunisiens découvraient à l’époque les émissions politiques. Cet enthousiasme a fléchi au fil des années, notamment depuis 2016. Les Tunisiens se sont détournés des émissions politiques parce qu’ils n’ont plus confiance en les politiciens », déclare-t-il à Nawaat.

Le scepticisme des Tunisiens à l’égard des politiques se manifeste à travers les taux de participation dans les élections. Ils étaient 68,36% à avoir voté aux élections législatives de 2014. Cette participation dégringole pour atteindre 41,70% en 2019 puis 11% en 2022.

Pour le professeur de journalisme et de communication, Larbi Chouikha, c’est plutôt la manière de traiter la chose politique qui écœure les Tunisiens et non la politique en tant que telle. Pour appuyer son propos, il invoque le succès durable de l’émission radio Midi Show sur Mosaique Fm.

Le divertissement plus rentable

Les changements politiques actés par le 25 juillet ont coïncidé avec la crise sanitaire du Covid-19. Cette période anxiogène a participé à l’abandon des émissions politiques par les chaînes de télévision. « Les Tunisiens n’ont plus envie de regarder des émissions politiques dominées par les crispations et les disputes. C’est ce qu’on appelle « News fatigue ». C’est un phénomène mondial », constate Sadok Hammami.

Depuis, les chaînes tv ont misé sur les émissions de divertissement où la chose publique est commentée parfois en marge d’une rubrique de placement de produits. Cette tendance a fini par brider le sérieux de la chose politique entamée par la qualité des commentateurs.

D’après Moez Ben Gharbia, la politique attire plus d’ennuis que de profits pour les propriétaires des chaînes. « L’actualité politique est servie à longueur des journées par les multiples radios et en instantanée sur les réseaux sociaux. Quant aux publicitaires, ils misent désormais sur le digital. Face aux crises économiques affectant le pays et par ricochet la situation économique des médias, les chaînes se sont mises à produire des émissions inondées par les placements de produits », explique-t-il. Et de poursuivre :

produire des émissions politiques est également coûteux. Il faut compter environ un million de dinars chaque année pour une émission de qualité.

Les chaînes de télévision qui se présentent comme généralistes avec l’obligation d’offrir une programmation variée (culture, politique, divertissement…) ne le sont pas vraiment. Dans ce sens, Sadok Hammami reproche à la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) son manque de transparence. « Contrairement aux autres instances de régulation dans le monde, la HAICA ne publie pas les conventions d’octroi des licences avec les chaînes pour se soustraire à ses responsabilités de les contrôler. De leur côté, les chaînes profitent de cette opacité pour ne pas rendre de comptes au public ».

Résultat : les émissions dites de divertissement ont le vent en poupe. Quant au télé-achat, il meuble des grilles de programmes qui n’existent pas réellement. Le téléspectateur, quant à lui, est privé ainsi de son droit à l’information.