Co-écrit par Marouene Souab
Doyenne des institutions universitaires tunisiennes, au passé illustre et héritière d’une longue tradition de formation et de préparation au concours d’agrégation, cette institution fut fondée en 1958 – en présentant un mode de fonctionnement analogue à celui des ENS françaises – dans l’objectif de former le premier noyau d’enseignants-chercheurs en Tunisie.
Au total, c’est plus d’une centaine de questionnaires qui ont été distribués ; c’est une dizaine d’étudiant.es qui sont concernées par une mesure disciplinaire sur un total de 200 (dont le tiers ne suit pas les cours dans les locaux de l’ENS). Sept ont eu une condamnation relativement grave (interdiction de passer la session principale pour six étudiant.es, exclusion de facto pour une septième étudiante – décisions non encore validées par le rectorat à l’heure où nous écrivons ces lignes) : soit 3,5% de l’ensemble des étudiant.es de l’institution. Il est à rappeler que le taux de condamnation aux Etats-Unis est de 2,8% de l’ensemble des adultes ([1]). Ne parlons pas des questionnaires qui ont été adressés à plus de la moitié de la population estudiantine… Imaginez la moitié d’une société appelée à répondre de ses actes dans un commissariat de police… Et ce en moins de six mois!
Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là? Que s’est-il passé pour que ce cadre autrefois si accueillant et si chaleureux se transforme en une prison à ciel ouvert? Que s’est-il passé pour que ce temple du savoir se transforme en un univers carcéral voire en camp de concentration où seuls les anxiolytiques ont droit de cité? Est-ce la proximité de la caserne d’El Gorjani qui a déteint sur les pratiques des responsables de cette institution?
Nul doute que les événements survenus à l’ENS donnent raison à Michel Foucault, illustre philosophe passé par l’ENS en France et surtout fin observateur d’un système fondé sur la surveillance et la punition quasi systématiques. Il aurait probablement trouvé dans la crise qui sévit à l’ENS le point de fusion entre la théorie, la caricature et la réalité…
Terribles et hallucinantes sont les pratiques observées à l’ENS depuis le second semestre de l’année universitaire 2022-2023 tant elles se caractérisent par un excès et une disproportion totalement injustifiée par rapport aux faits reprochés aux étudiants condamnés. Nous avons par exemple eu la surprise de voir l’administration distribuer des papiers sur lesquels les étudiant.es étaient supposé.es révéler leur véritable signature sous-entendant que les futur(e)s enseignant(e)s du pays sont des fraudeurs dans l’âme (honte d’ailleurs à celui ou à celle qui signerait la feuille de présence à la place d’un.e collègue!!). Nous avons pris l’habitude de voir nos étudiant.es perturbé.es au beau milieu des séances de cours par des appels téléphoniques intempestifs de l’administration, les invitant à recevoir un avertissement ou à remplir un questionnaire… Dernière pratique en date : les pressions exercées sur les étudiant.es pour se désolidariser les un.es des autres ou -comble du zèle répressif!- inciter une partie des étudiant.es à rédiger une lettre où ils/elles affirment ne pas avoir de problèmes à voir le directeur de l’ENS effectuer des visites de “contrôle” à l’intérieur du foyer adjacent (établissement ne relevant pas de sa tutelle)… En contrepartie, M. le directeur s’engage à ne pas fermer les salles de l’école durant la période de révision…
Quelles sont les raisons invoquées pour justifier ce virage répressif ? Tout simplement, les résultats des étudiant.es de l’ENS au concours d’agrégation. Selon M. le Directeur, ces résultats sont seulement imputables à l’absentéisme des étudiant.es. En rétablissant la présence obligatoire, il serait possible de faciliter la réussite des étudiants à ce concours national ! Rien que ça! Il reste cependant à démontrer que l’absentéisme est à élever au rang de phénomène qui touche l’ensemble des étudiant.es de l’école. Quand bien même l’absentéisme serait un “phénomène”, celui-ci ne touche qu’une infime minorité d’étudiant.e.s d’autant plus que pour l’endiguer chez cette même minorité, il appartient de procéder à une analyse multifactorielle de ses causes et non se limiter au traitement répressif sans établir au préalable un diagnostic sérieux de la situation.
Réduire les problèmes de l’ENS au seul “phénomène” de l’absentéisme revient à renier l’existence d’un problème structurel et à s’acharner de fait sur les acteurs.trices les plus fragiles et les plus vulnérables de l’institution, à savoir les étudiant.es. Il importe en ce sens de rappeler que les étudiant.es de l’ENS sont celles et ceux qui ont eu un parcours exemplaire – aux yeux du monde académique – tout au long de leur cursus universitaire et même scolaire. Ce sont des étudiant.es qui ont obtenu leur bac avec d’excellents résultats. Ce sont des étudiant.es qui ont réussi à accéder aux instituts préparatoires (aux études littéraires et sciences humaines pour les sections dites “littéraires”, aux études d’ingénieur pour les sections dites “scientifiques”). Ce sont des étudiant.es qui ont réussi au concours d’entrée à l’ENS, supposé être l’un des concours les plus sélectifs à l’échelle de la République. Aux yeux du monde académique, ce sont les meilleurs étudiant.es de toute la Tunisie, toutes spécialités confondues.
Ce qu’il est possible de qualifier comme étant le déni de l’administration se vérifie dans l’interprétation des résultats des différents concours d’agrégation depuis 2018 (id este depuis la nomination du directeur actuel) exposés sur un des tableaux d’affichage de l’école.
Un affichage supposé couvrir les étudiant.es de honte, eux, les irresponsables absentéistes, mais qui n’est pas supposé, aux yeux de M. le Directeur, le confronter à sa part de responsabilité non négligeable dans ces résultats. Comble du déni : les sections qui affichent le taux de réussite le plus bas au concours d’agrégation voient leurs responsables être nommés au conseil de discipline. Le premier responsable d’une section affichant un résultat nul quatre années sur cinq a donc été désigné pour combattre l’absentéisme supposé être la cause de tous les maux.
Monsieur le ministre, vous pourriez avancer que ces faits concernent seulement les étudiants. Sans aucun doute ! Cependant, ces événements ne sont pas censés se dérouler dans l’institution académique la plus ancienne et la plus prestigieuse du pays depuis 1956. Ces pratiques ont sensiblement porté préjudice au bon déroulement des cours à l’ENS. Néanmoins, le plus affligeant dans cette histoire demeure la détérioration de la santé mentale et morale des étudiant.es victimes de pratiques répressives excessives.
Les services compétents du ministère sont en mesure, s’ils le souhaitent, de procéder à une enquête sérieuse en la matière. Il s’agit d’ailleurs de faits connus de toutes et de tous à l’échelle de l’établissement.
Monsieur le ministre, ces faits sont à rattacher au mode de fonctionnement globalement arbitraire de la direction de l’ENS. Certain.es collègues ont refusé de signer un simple appel à la raison de peur d’être victimes de pressions morales. D’autres ont légitimement peur de voir détruit le travail qu’ils/elles ont mis des années à mettre en place dans leurs départements respectifs. L’ENS a ainsi été témoin de la destruction brutale du travail passionné entrepris par des enseignants dévoués pour leur département comme le révèle la situation actuelle chaotique du département de mathématiques.
Monsieur le ministre, la gestion arbitraire de M. le Directeur n’affecte pas seulement le volet académique et disciplinaire. Elle impacte négativement le conseil scientifique de l’institution. Les invitations au conseil obéissent à son bon vouloir. Ni la désignation des membres du conseil de discipline ni le budget de l’établissement n’ont fait l’objet d’une quelconque discussion au sein du conseil scientifique.
Monsieur le ministre, nous vous invitons à décider d’un audit général relatif au fonctionnement de l’ENS, audit qui devra toucher les volets académiques, administratif et financier. Les faits mentionnés le requièrent.
Monsieur le ministre, nous vous invitons aussi à revoir les textes qui régissent le mode de fonctionnement administratif de l’institution, notamment le texte inhérent à la désignation du directeur. L’ENS est l’une des dernières institutions académiques du pays dont le directeur n’est pas élu par ses pairs mais désigné par le Président de l’Université dont elle relève. Le mode de désignation actuel ne se fonde en aucun cas sur le critère de la compétence académique et encore moins celui de l’expérience dans le domaine de la gestion d’établissements de formation académique. Le mode de désignation actuel n’obéit tout simplement à aucun critère.
Monsieur le ministre, il est paradoxal qu’au moment même où sera mis en place le Haut Conseil pour l’Education, l’Ecole Normale Supérieure soit en train de vivre ses heures les plus sombres sans aucune réaction de la part des autorités académiques et institutionnelles dont elle relève. Il est temps, sinon d’intervenir, du moins d’étudier les raisons du dysfonctionnement manifeste de l’ENS. Il est temps surtout de redonner un peu d’espoir à l’ensemble de la famille qui constitue l’ENS, en particulier ses étudiant.es qui sont aujourd’hui dominé.es par un seul sentiment : le regret d’avoir choisi l’ENS…
[1] Chiffres de 2013.
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