Comment placez-vous la guerre actuelle à Gaza dans l’histoire du conflit entre la Palestine et « Israël » et dans l’histoire en général ?

La phase actuelle de la guerre est à la fois inscrite dans l’Histoire et tout à fait nouvelle. Nouvelle parce que, pour la première fois, le Hamas a frappé à l’intérieur du territoire israélien internationalement reconnu et qu’il y a fait des centaines de victimes civiles. Nouvelle aussi dans la mesure où cette attaque a fait voler en éclats la certitude qu’a depuis longtemps cet Etat de l’invincibilité de son armée. La violence effroyable de la riposte israélienne, qui surpasse de très loin toutes les attaques antérieures menées contre Gaza, donne la mesure de la sidération provoquée par la prise de conscience de sa vulnérabilité. L’ampleur des destructions, le nombre insensé de morts et de blessés provoqué par les bombardements et la guerre au sol servent à restaurer par la preuve l’idée que la puissance israélienne n’a pas été entamée.

Mais, contrairement à ce qu’Israël et ses soutiens veulent faire croire, l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre. Cela fait des décennies que les Palestiniens subissent une colonisation brutale et une dépossession qui éliminent toute possibilité de création d’un Etat palestinien. Quant à la bande de Gaza, elle est l’objet d’un implacable blocus depuis 2007, c’est-à-dire depuis plus de quinze ans, qui rend impossible toute vie normale pour ses plus de deux millions d’habitants. Depuis l’arrivée au pouvoir d’une extrême-droite raciste et suprémaciste en Israël, le processus d’annexion de la Cisjordanie, accompagné par les exactions des milices coloniales soutenues par l’armée, connait une accélération catastrophique. L’attaque du Hamas, même si les meurtres de civils sont à condamner partout et toujours, est le résultat de cette interminable descente aux enfers du peuple palestinien. Le but du Hamas était sans nul doute de rendre impossible la normalisation en cours entre l’Arabie Saoudite et l’Etat hébreu et de redonner – hélas au prix du sang – à la question palestinienne la centralité qu’elle avait perdue au cours des dernières années.

La solution pacifique vous semble-t-elle encore envisageable après ce qui s’est passé depuis le 7 octobre ? Comment envisagez-vous le futur ?

Aujourd’hui, une solution pacifique semble plus éloignée que jamais. Il faudra bien pourtant que cette guerre se termine et que la question palestinienne soit réglée en respectant le droit international qu’Israël ne cesse de bafouer depuis si longtemps. De quelle façon ? Je l’ignore. La solution à deux Etats me semble pour l’heure impossible. Car tout préalable à cette solution implique la décolonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem Est, c’est-à-dire le départ des quelque 750 000 colons qui s’y trouvent. Il est évident qu’Israël désormais gouverné par la frange la plus radicale du sionisme n’y est pas prêt. Il ne pourrait s’y résoudre que par la contrainte. Or aucun de ses alliés, et certainement pas les Etats-Unis, ne sont prêts à faire pression pour que les conditions d’une véritable paix soient réunies. Tous savent pourtant qu’elle ne peut advenir tant que les Palestiniens ne seront pas reconnus dans leurs droits. Alors quelle solution ? La plus raisonnable, même s’il est impossible aujourd’hui de l’envisager vu le niveau de haine qui s’est emparé des protagonistes, réside dans la perspective d’un Etat binational dont il faudrait définir la forme et les modalités. La situation est aujourd’hui désespérante et n’importe quelle personne douée d’un peu d’humanité doit contribuer à stopper le carnage en cours mené par une armée déchainée. Mais cela n’empêche pas d’essayer de penser le long terme sans être dans le déni du principe de réalité. Or celui-ci a deux composantes : d’un côté les Palestiniens ne se feront jamais oublier et continueront la lutte pour leur libération du joug colonial ; de l’autre, la majorité de la population juive israélienne est destinée à demeurer sur cette terre. Il faudra donc bien que ces deux populations finissent par cohabiter sans que l’une domine l’autre. Cela prendra du temps mais je veux croire que cela viendra. La haine que l’on voit monter des deux côtés ne résoudra rien. Pour moi le cri de “mort aux Arabes” hurlé par les colons fanatiques ou de “mort aux juifs” poussés par ceux qui, dans le monde arabe, confondent juifs et gouvernement israélien relèvent du même crime appelé racisme.

Les discours religieux, opposant juifs et musulmans dans plusieurs pays, cartonnent. Quel rôle à l’historien dans ce contexte ?

Le rôle de l’historien est de rappeler que le conflit israélo-palestinien n’est pas religieux. C’est un conflit politique, un conflit de colonisation kidnappé par les discours religieux. Cela ne veut pas dire que la dimension religieuse en est totalement absente. Le drame est que cette minuscule région à l’échelle du globe est le lieu sacré des trois monothéismes révélés, le judaïsme, le christianisme et l’islam et que Jérusalem est leur ville sainte. Les entrepreneurs religieux des trois confessions se sont donc emparés de cette question. Pour revendiquer leur droit sur la “Terre sainte”, les juifs intégristes brandissent la Bible comme si c’était un code foncier. Les évangélistes protestants croient dans le mythe délirant selon lequel tous les juifs doivent retourner sur cette terre pour que puisse advenir le Jugement dernier, et sont devenus les principaux bailleurs de fonds étrangers de la colonisation. Les entrepreneurs fondamentalistes musulmans et certains dirigeants qui jouent sur cette corde assurent vouloir libérer une terre musulmane pour la rendre à l’islam. Ce brouillage religieux masque hélas la dimension politique du conflit qui ne sera réglé que par un processus de décolonisation.

Comment sortir de cette obsession religieuse qui remonte au moins au 11 septembre 2001, et lancer une dynamique de lutte basée sur l’humain ?

Le 11 septembre n’est pas le point de départ de cette obsession qui remonte plus loin dans le temps. Bien sûr Ben Laden a fait de la “libération” de toute terre musulmane le but d’Al Qaïda, les musulmans non fondamentalistes étant eux aussi considérés comme des mécréants. Mais à partir de cette date, le discours américain s’est focalisé sur l’antagonisme entre civilisation et barbarie, les Occidentaux s’arrogeant évidemment le monopole de la première, les barbares étant à leurs yeux les ressortissants des suds et particulièrement les adeptes de l’islam politique sous toutes ses formes. Cette rhétorique est d’autant plus scandaleuse que les Etats-Unis ont jusqu’ici comme principaux alliés dans la région les régimes les plus conservateurs, à commencer par l’Arabie saoudite. La majorité de ceux qui ont planifié et exécuté les attentats du 11 septembre étaient des Saoudiens. Pourtant leur pays n’a pas été effleuré par la riposte américaine qui a pris pour cibles l’Afghanistan et l’Irak.

Vous parlez d’une dynamique de lutte basée sur l’humain. Pour moi elle signifie d’abord une lutte contre toutes les haines et toutes les logiques de vengeance. Ces passions qui montent en puissance sont mortifères. Aucune victoire, ni israélienne ni palestinienne, ne s’obtiendra par l’extermination de l’autre. Gandhi a réussi à libérer l’Inde en prônant la non-violence. Mandela a fait de même contre l’apartheid en Afrique du Sud. Certes, face à la violence de l’occupant, la violence en retour de l’opprimé peut se révéler efficace. Mais elle compromet toujours l’avenir. Je ne suis pas naïve, je sais que la lutte des Palestiniens sera encore longue et difficile, probablement sanglante car le colonisateur ne renonce jamais de bon gré à sa domination. Mais je fais miens ces mots que le grand intellectuel palestinien Edward Saïd écrivait en 1979 dans La Question de la Palestine : « La Palestine est saturée de sang et de violence… La question de la Palestine est malheureusement vouée à se renouveler sous des formes que l’on ne connaît que trop bien. Mais les peuples de Palestine – arabes et juifs –, dont le passé et l’avenir sont inexorablement liés, sont eux aussi appelés à se renouveler. Leur rencontre n’a pas encore eu lieu, mais elle va advenir, je le sais, et ce sera pour leur bénéfice réciproque. ». Certes c’était il y a longtemps et la situation a beaucoup empiré depuis, mais ces paroles peuvent résonner encore chez ceux et celles qui ne veulent pas perdre leur humanité.



La bataille médiatique et culturelle sur cette guerre semble aujourd’hui capitale. Comment analysez-vous ce problème ?

Cette guerre est aussi une guerre des mots et des images. Les réseaux sociaux, une des inventions probablement les plus toxiques de l’humanité, mettent de l’huile sur le feu en laissant libre la parole des plus excités, en hystérisant un débat qui mériterait mieux. Les dirigeants occidentaux portent une responsabilité écrasante en multipliant les messages de soutien quasi-inconditionnel à Israël. Mais la guerre des images peut vite changer de camp : sauf ceux qui se sont faits les porte-voix de la propagande israélienne, une partie non négligeable des grands médias européens et américains accordent une place de plus en plus importante au sort insupportable qui est fait à la population gazaouie et aux manifestations pro-palestiniennes dans toutes leurs grandes villes. Israël est aujourd’hui en train de perdre la guerre médiatique, cette dimension importante de la guerre tout court.

Que pensez-vous de la position officielle de la Tunisie sur ce conflit ?

La position officielle actuelle de la Tunisie est en rupture avec sa position traditionnelle. Je rappellerai à cet égard celle de Bourguiba. Tout en dénonçant la nature coloniale d’Israël, le premier président tunisien adjurait en 1965 les Arabes de ne pas s’enliser dans une guerre sans fin qu’ils n’étaient pas en mesure de gagner et de négocier une paix durable avec l’Etat hébreu. Il a alors été désavoué par le camp du refus des deux côtés. Du côté israélien, l’état de guerre ouverte ou larvée est peut-être le seul ciment capable d’unir une population hétérogène et une société profondément fracturée entre laïcs et religieux, entre défenseurs de la paix avec les Palestiniens et partisans du “grand Israël” de la mer au Jourdain. Du côté arabe on retrouve la même fracture entre les Etats disposés à un compromis et ceux qui défendent l’idée d’une Palestine exclusivement arabe également de la mer au Jourdain. Aujourd’hui la Tunisie se situe dans ce dernier camp.

Que pensez-vous de la loi criminalisant la normalisation avec Israël en Tunisie ?

Ma position a toujours été d’envisager la position qui serait la plus à même de servir la cause palestinienne. C’est la raison pour laquelle je suis hostile à la normalisation des relations avec Israël qui n’a servi jusqu’ici qu’à mettre sous le tapis la question palestinienne, à la sortir du calendrier des priorités. Aucune normalisation ne doit pouvoir se faire sur son dos. Pour autant, je n’approuve pas l’idée d’une loi criminalisant toute relation avec des Israéliens. D’abord parce qu’elle n’est d’aucun secours pour les Palestiniens dont tous les dirigeants, même les moins modérés, ont eu des rapports avec les Israéliens. Il n’y a pas non plus un intellectuel palestinien qui n’a forgé des liens avec les militants anticolonialistes de l’autre camp, même si dans une grande partie de l’opinion arabe on ne veut pas voir qu’ils existent. Par ailleurs, si l’on peut contester la légitimité de la création d’Israël qui s’est faite par la dépossession d’un peuple, il se trouve que cet Etat est légal. Que ferait la Tunisie dans les instances internationales, dans les forums économiques ou ailleurs où sont présents des représentants de ce pays ? La normalisation est inacceptable tant que les Palestiniens continueront d’être colonisés et leurs droits ignorés. La criminalisation n’est pas réaliste et elle peut même desservir la cause palestinienne dans la mesure où toutes les luttes de décolonisation, de l’Indochine à l’Algérie, ont été gagnées grâce à des convergences entre les mouvements de libération et les gauches anticolonialistes de l’Etat colonisateur.