Le 14 janvier 2011 a marqué un tournant historique en Tunisie, déclenchant un espoir contagieux non seulement dans le pays mais aussi à travers le monde arabe, y compris en Palestine. Tandis que les observateurs occidentaux libéraux l’affublèrent du qualificatif dépolitisant et orientaliste de “révolution de jasmin” ou encore de l’européo-centré “printemps arabes” en référence aux “printemps démocratiques” du XIXème siècle en Europe, cet événement fut nommé par ses acteurs de “révolution de la liberté et de la dignité” ce qui fait écho aux aspirations du peuple palestinien. D’une manière différente dans la forme mais tout aussi intense dans le discours, le soutien à la Palestine tient une place de premier plan chez Kais Saied aussi bien dans sa parole publique que celle des médias d’Etat ou encore de ses soutiens.
Selon les points de vue, cette période prit fin à différents moments. Soit avec le processus constituant de 2011, soit le putsch contre Morsi en Egypte en 2013, soit avec le Dialogue National fin 2013 qui aboutit à la mise en place du 1er gouvernement technocratique en Tunisie, soit l’Accord de Carthage entre Beji Caïed Essebsi et Rached Ghannouchi qui instaura une majorité écrasante fondée sur le partage des ressources plutôt qu’un projet politique commun ou soit enfin le coup d’Etat du 25 juillet 2021 du président Kais Saied contre le régime parlementaire. Quoiqu’il en soit, l’ordre nouveau mis en place par Saied n’a eu de cesse de qualifier la période antérieure de “10 années obscures”. Or cette décennie a elle-même connu plusieurs points d’inflexion voire de ruptures ce qui rend hasardeux, du point de vue scientifique, sa lecture comme celle d’une période homogène.
Toutefois la prégnance dans le discours publique autour des “10 obscures” impose de facto une période historique de référence dont l’ordre nouveau actuel use et abuse pour s’en distinguer. Je vais donc tenter ici une analyse comparative des faits saillants de cette période des “10 obscures” et son impact sur la cause palestinienne depuis la perspective tunisienne et la comparer avec l’ordre nouveau instauré par Kais Saied. Il serait tout aussi présomptueux d’affirmer que les évènements en Tunisie relatifs à la Palestine ont un effet direct sur la cause palestinienne sur la scène internationale que d’écarter toute influence des uns sur l’autre. Mais surtout la comparaison de deux périodes distinctes en Tunisie permet de neutraliser cette question pour se concentrer sur une question clef : l’ordre nouveau mis en place par Kais Saied représente-t-il ou non un mieux par rapport à la période antérieure pour la cause palestinienne ?
La décennie révolutionnaire
Dès 2011, la parole s’est libérée dans le monde arabe, et le soutien à la cause palestinienne en a été le principal bénéficiaire. En Tunisie, il s’est transformé en un enjeu électoral majeur, unifiant les principaux partis dans un consensus pro-palestinien contre la normalisation. À la fin de cette même année 2011, la Palestine a acquis le statut de membre de l’UNESCO, marquant une première victoire diplomatique internationale qui ouvrait une nouvelle séquence.
L’année 2012 a été, elle, surtout marquée par des tensions entre Gaza et Israël, avec des bombardements et des assassinats israéliens, auxquels les Palestiniens ont riposté par des tirs de roquettes depuis Gaza. La résistance de Gaza a affirmé son statut d’occupation sans être colonisée. Pendant l’opération israélienne “Pilier de défense” en 2012, 12 ministres du gouvernement tunisien ont visité Gaza avec le soutien affirmé du président Moncef Marzouki. Israël a mis fin à son offensive sans obtenir autre chose que la perte de vies civiles et militantes. À la fin de 2012, la Palestine a obtenu le statut d’Etat observateur à l’ONU, une deuxième victoire diplomatique majeure.
Jusqu’en 2014, les débats sur la Constitution en Tunisie ont vu s’affronter deux camps : les opposants à toute mention de la Palestine et ceux qui voulaient criminaliser la normalisation. Le soutien à la Palestine a finalement été inscrit, mais sans criminaliser la normalisation. En 2014, le président tunisien Marzouki a officiellement reçu Khaled Meshaal, chef du Hamas, affirmant ainsi son soutien à la résistance armée palestinienne. Même avec la défaite de Marzouki et l’élection de Beji Caïed Essebsi, le consensus pro-palestinien n’a pas été remis en cause. BCE, ayant un historique de diplomate soutien de la résistance arabe contre Israël au Liban.
En parallèle de ces avancées, une normalisation économique indirecte n’a cessé de s’amplifier entre la Tunisie et des entreprises écrans européennes représentant des sociétés israéliennes. De même, la colonisation sioniste en Cisjordanie et à Jérusalem n’a fait que s’amplifier. Enfin en 2016, le consensus tunisien pour la Palestine a commencé à se fissurer avec la nomination de Khemaies Jhinaoui comme ministre des Affaires étrangères, ancien chargé du bureau d’intérêt de la Tunisie à Tel-Aviv sous Ben Ali.
L’ordre nouveau
Passons maintenant à l’ordre nouveau instauré par Kais Saied. Avant même le coup du 25 juillet, Kais Saied candidat s’est distingué par une prise de position tranchante et remarquée “la normalisation [avec Israël] est une immense trahison”. Il est ainsi apparu comme le candidat le plus pro-palestinien.
Une fois Président, Kais Saied hérite d’une opportunité en or sur la scène internationale : la Tunisie était membre du Conseil de Sécurité de l’ONU en 2020. Son représentant, le diplomate Moncef Baati, aligné sur les promesses présidentielles travaillait à une motion pour condamner Israël. Nous n’en savons pas beaucoup plus, si ce n’est qu’il élabora sa motion pour la Palestine avec d’autres pays du Sud global mais sans les Etats arabes. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est qu’il fut limogé par Kais Saied. A peine 5 mois plus tard, c’est son successeur Kais Kabtani qui fut également limogé par le Président tunisien semble-t-il également suite à une action sur le dossier de la Palestine. Rien n’est non plus très clair sur les motifs du limogeage. Les hypothèses d’un courroux américain tout comme celle d’une volonté d’alignement sur le bloc arabe menée par l’Egypte et l’Arabie Saoudite ou simplement une mésentente personnelle sont sur la table.
En revanche, les faits sont là et têtus : non seulement la Tunisie a renoncé à prendre des initiatives pour la Palestine sur la scène internationale mais dès lors, le soutien à la Palestine à l’ONU se décentre du monde arabe pour être représenté par des pays telle que l’Afrique du Sud.
Sur la scène nationale, les choses sont encore plus ambivalentes : un soutien indéfectible à la Palestine est déclamé de façon tonitruante dans l’espace public et sur les médias, encouragé par le régime. Dans le même temps, des opposants à Kais Saied sont systématiquement poursuivis devant les tribunaux à l’instar de Ghassen Ben Khelifa, clairement connu en Tunisie pour ses campagnes de boycott et pour la criminalisation de la normalisation avec Israël. A l’autre bord, l’universitaire opposé à la criminalisation de la normalisation, Habib Kazdaghli fut lui sanctionné par le Comité Scientifique de sa propre Université pour avoir participé à plus d’un colloque impliquant des universitaires israéliens. Alors que fin 2023, le Parlement du nouveau régime s’apprêtait à voter une “loi criminalisant la normalisation avec Israël”, le président de la République fit une allocution télévisée pour s’y opposer la considérant d’une part comme étant une “atteinte à la sécurité nationale” et d’autre part comme éclipsant l’objectif supérieur de “libération de la Palestine”. Par la suite, le Ministère des Affaires étrangères annonça que la Tunisie allait présenter un “exposé oral” à la Cour Pénale Internationale, une procédure consultative qui n’implique aucune condamnation d’Israël.
Cette manière de botter en touche dans le soutien concret à la Palestine par une surenchère révolutionnaire semble être une constante du discours présidentiel. Il va ainsi être de nouveau mobilisé pour justifier le refus de soutien à la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide à la Cour Internationale de Justice : porter plainte contre Israël serait une forme de normalisation. Une justification en contradiction potentielle avec le discours présidentiel de fin 2023 faisant l’apologie de la “libération” dans lequel s’inscrit pourtant la plainte de l’Afrique du Sud à l’Histoire ancrée dans celle de la libération anticoloniale. Ainsi, malgré ce discours radical, les appels aux boycott initiés par la résistance palestinienne (le Comité National Palestinien du BDS) ne sont pas relayés : les entreprises ciblées de façon prioritaires telles que Carrefour, HP ou Siemens ne sont pas le moins du monde inquiétées par les autorités tunisiennes.
Comparer et après ?
La décennie révolutionnaire semble avoir été largement en dessous des attentes placées au point où elle sembla être un gâchis total. Cette déception culmina à un point dans l’opinion publique où elle fut qualifiée de “10 années obscures” par les partisans de l’ordre nouveau mis en place après le 25 juillet. Qualification paradoxale car ces partisans se fondent eux-mêmes sur une rhétorique révolutionnaire radicale pour disqualifier non pas seulement la transition démocratique mais l’ensemble du process révolutionnaire lui-même. Cette disqualification de tout effort de réforme ne se limite désormais plus à la Tunisie : le mouvement international de soutien à la Palestine lui-même se voit montré du doigt. L’espoir pour les soutiens tunisiens au mouvement de libération de la Palestine réside probablement dans l’exploitation de cette contradiction : partir du discours radical du régime de rejet du réformisme pour proposer des initiatives concrètes populaires telle que le boycott ciblé ou la poursuite devant les tribunaux des entreprises ciblées par les campagnes BDS.
Abou Khalil: militant tunisien du mouvement de solidarité avec la lutte du peuple palestinien
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