La Méditerranée se transforme en cimetière, tandis que l’Europe entend externaliser la gestion de ses frontières, en soudoyant les États à ses portes méridionales et orientales. Les migrants dépouillés de leur humanité sont ainsi réduits à des chiffres macabres. Les journalistes du réseau Médias indépendants sur le monde arabe vous proposent une série d’articles exposant le prix exorbitant payé par les populations concernées, à leur corps défendant.
La Méditerranée prend des allures de fosse commune. Le 14 mars 2024, le naufrage d’une embarcation au large du sud-ouest de la Tunisie faisait 36 morts ou disparus. La veille, 60 migrants avaient déjà disparu en partance des côtes libyennes. Le 15 mars, 22 autres allaient mourir noyés à proximité de la Turquie. S’il ne s’agit là que des derniers cas recensés, la tendance à l’augmentation des drames reste claire : selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 3 105 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranée en 2023, nombre jamais atteint depuis 2017.
La même semaine, le 17 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la tête d’une délégation au Caire, signait un accord de partenariat avec l’Egypte, à hauteur de 7,4 milliards d’euros, comportant un volet migratoire[1]. L’enjeu est simple : externaliser un peu plus les frontières européennes en soutenant un régime autoritaire pour qu’il « gère » les flux de population, qu’elle soit subsaharienne, proche-orientale ou même égyptienne. Alors que le silence et, surtout, l’inaction des institutions européennes sont criants envers le génocide en cours dans la bande de Gaza – l’Union européenne est le principal partenaire commercial d’Israël et nombre d’Etats membres, dont la France, continuent à livrer de l’armement -, la diplomatie européenne serait-elle réduite à celle d’un contrôle de l’externalisation des frontières ? Est-ce là l’ambition internationale des 27 Etats membres ?
« Gérer les frontières » revient ainsi à dépouiller les migrants de leur humanité. Leur identité, leur vie, leur parcours sont réduits à une comptabilité macabre. Ainsi est posée l’équation, puisque le problème est numérique, il devrait donc se « régler » par des chiffres, encore plus importants, déboursés à l’occasion pour cette dite gestion. Or pourquoi migre-t-on ? Si les raisons sont diverses (persécution, travail, étude, famille, etc.), le débat public se focalise surtout sur l’opposition binaire, entre réfugiés politiques et migrants économiques, comme si les premiers étaient davantage légitimes que les seconds, comme si la « persécution » définie par la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés ne pouvait pas être interprétée et, surtout, perçue de manière différente.
A l’heure de la mondialisation des technologies du numérique, d’une hyperconnexion mondiale et d’une diffusion en instantanée des informations, les inégalités et injustices sont parfaitement identifiées. Et immédiatement. C’est ce que nous explique Nathalie Galesne sur Babelmed dans son article « Tunisie, un pays sous scellés ? » : l’indécence de disposer d’un « passeport rouge », comme on dit en tunisien, pour passer les frontières, contraste avec la situation des Tunisiens, de plus en plus empêchés de partir. Ce qui suscite une pulsion viatorique, un désir quasi-irrépressible de partir, alimenté par les difficultés du quotidien, et par l’impact de la colonisation sur les inconscients, avec un Occident largement fantasmé.
Pénuries, ségrégation socio-spatiale, violences policières, absence de perspectives : comment ne pas corréler ces velléités de départ avec l’augmentation du chômage[2], de l’inflation, de la désillusion politique plus de 10 ans après la révolution comme l’illustre la chute drastique de la natalité[3] ?
Or « le malheur des uns fait le bonheur des autres » nous explique Marine Caleb dans son article éponyme pour Orient XXI. Le départ massif de jeunes qualifiés, formés en Tunisie, profite aux économies du Nord, malgré des procédures de régularisation complexes. Et on ne peut que décrier l’absence de concertation pour un développement plus circulaire entre les deux rives de la Méditerranée.
De l’autre côté, en face, l’Europe oscille entre la militarisation de ses frontières et l’externalisation de sa politique migratoire. Comme le relève Federica Araco sur Babelmed avec son article « L’ombre portée de la forteresse Europe », « depuis 2014, l’agence européenne de contrôle des frontières Frontex a mené plusieurs opérations militaires pour surveiller et limiter les flux migratoires (Triton, Sophia, Themis, Irini) qui ont rendu les limites de cet immense continent liquide de plus en plus dangereuses pour ceux qui tentent de les franchir. » Y compris avec l’utilisation de drones Heron développés par Israel Aerospace Industries, dont les armements sont actuellement massivement employés contre les Palestiniens dans la bande de Gaza.
L’autre volet est celui de l’externalisation de la gestion des frontières extérieures. Avec le système de Dublin, concernant l’asile, il n’y a aucune solidarité européenne et la pression migratoire s’exerce exclusivement sur les pays méditerranéens. En revanche, tous les Etats européens s’accordent d’une seule voix pour externaliser leurs frontières, de façon à ce que celles-ci soient contrôlées et renforcées directement par les Etats du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Après la Turquie, la Libye, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, c’est au tour de l’Egypte de bénéficier de financements européens censés empêcher les migrants de prendre le large. Légitimant de fait un certain nombre de régimes autoritaires qui ne font que peu de cas de violations répétées des droits humains.
Et avec pour conséquences près de 30 000 migrants morts ou disparus en Méditerranée en une décennie.
L’article « Dans l’enfer des derniers disparus » de Federica Araco sur Babelmed revient sur les conséquences du durcissement des politiques migratoires que ce soit sur les trois principales voies maritimes de la Méditerranée (Centre, Ouest, Est) ou encore les voies terrestres, avec la construction de structures de barbelés aux frontières. Ces mesures, loin de restreindre le phénomène migratoire, le rendent plus périlleux. Pis : elles s’accompagnent d’une dégradation de l’accueil sur le sol européen. Le cas flagrant de l’Italie, exposé par la journaliste illustre les vulnérabilités accrues des migrants, entre travail au noir et circuits criminels.
A la frontière entre l’Algérie et le Maroc, le renforcement du dispositif de surveillance par des gardes-frontières et des tours de contrôle a eu pour conséquence de modifier les flux migratoires. Comme le développent S.B et B.K dans leur article « A la frontière algéro-marocaine, traces des drames migratoires entraînés par sa militarisation, les prisons et les risques de mort », pour Maghreb Emergent et Radio M, l’évacuation des milliers de migrants subsahariens du Oued Georgi, à la frontière, a incité ces derniers à opter pour d’autres routes de migration clandestine. D’autant que l’insécurité aux frontières incitaient déjà Subsahariens et Algériens à se diriger vers l’Est, notamment vers la Tunisie et la Libye. Ce serait également le cas de Marocains, davantage tentés de passer par l’Algérie, pour des raisons de moindre coût et de traversées plus sécurisées.
L’ensemble de ces évolutions n’arrangent en rien les conditions de vie des migrants dans les pays de transit, notamment en Tunisie. Au cœur de la capitale, dans son « Reportage au lac 1 : la Tunisie face à l’afflux de Soudanais », pour Nawaat, Rihab Boukhayatia détaille les conditions de vie misérables dans des camps jouxtant les locaux de l’OIM. « Débordé, le HCR n’est pas en mesure de répondre aux attentes des réfugiés sans le soutien des autorités tunisiennes. Les procédures légales tunisiennes font que les demandeurs d’asile et les réfugiés peinent à trouver un travail, un logement ou un accès à l’éducation pour tous les enfants. De surcroît, la Tunisie, bien que signataire de la Convention de Genève, n’a pas encore adopté un système national d’asile, relève le HCR. » 40% des 13 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR en Tunisie viendraient du Soudan, en proie à un conflit interne depuis un an.
A proximité de Sfax, des migrants de différentes nationalités (guinéenne, burkinabaise, malienne, ivoirienne, camerounaise) vivent et travaillent dans les champs d’oliviers dans des conditions inhumaines. Le reportage « A l’ombre des oliviers d’El-Amra, des crimes incessants contre les migrants » de Najla Ben Salah pour Nawaat, expose le sort de plus de 6 000 migrants Subsahariens contraints de se réfugier dans les oliveraies proches de la ville, après les déclarations racistes du président tunisien Kais Saied, et les campagnes d’expulsions massives. Victimes de violences policières, de violences sexuelles, d’arrestations arbitraires et de confiscation de leurs biens, certains sont déportés vers l’Algérie et la Libye, sans aucune garantie juridique. Et les femmes sont les premières victimes.
Même si la société civile, en particulier féministe, s’organise, comme le met en exergue Nathalie Galesne dans « Damnés du désert, damnés de la mer » sur Babelmed, la situation reste très tendue sur le terrain. Et cela concerne tous les migrants, y compris les étudiants, comme nous le confirme Jean*, président d’une association d’étudiants africains en Tunisie. « Depuis le début de l’année, de nouveau, des étudiants sont arrêtés de manière arbitraire[4], alors qu’ils sont en règle. La justice fait son travail et ceux-ci sont généralement relâchés, mais ils peuvent être auparavant incarcérés et les frais d’avocat ne sont pas remboursés. » Les différentes associations et ambassades des pays concernés tentent de s’organiser collectivement pour faire davantage pression sur les autorités tunisiennes. Avec les maigres résultats que l’on connaît. Dans ce contexte difficile, c’est principalement la solidarité interindividuelle entre migrants, notamment illustrée dans le film Moi Capitaine de Matteo Garrone (2024), également projeté à Tunis, qui redonne un peu d’humanité à ces vies livrées à elles-mêmes.
Du 6 au 9 juin prochains auront lieu les élections au Parlement européen. Comme pour les votes nationaux, le thème de la migration reste crucial et charrie un nombre conséquent d’idées reçues, que ce soit sur les chiffres de l’accueil d’étrangers, sur les effets de « l’appel d’air », les profiteurs et les remplaceurs… En France, 15 ans après le débat stérile sur « l’identité nationale », la loi de janvier 2024 « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a été censurée à plus du tiers par le Conseil constitutionnel. Cette séquence a surtout permis au gouvernement actuel de se mettre en scène sur cette thématique, chère à l’extrême-droite et à la droite, au détriment d’autres priorités politiques et sociales.
Certains sondages évoquent sans surprise une percée de l’extrême-droite lors de ces élections. Comment y remédier ? Faudrait-il rétorquer à Marine Le Pen, qui répète à l’envi la nécessité d’établir un « blocus maritime » en Méditerranée, que ce dernier existe déjà, autour de la bande de Gaza, depuis 2006 ? Comment convaincre Fabrice Leggeri, numéro 3 de la liste du Rassemblement National, et ancien directeur de Frontex ? Quid de Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement d’extrême-droite en Italie ? Rien ne devrait pourtant opposer l’identité, quelle que soit sa définition, à l’hospitalité et, en particulier, aux principes de respect de l’intégrité humaine et de fraternité.
Cinq ans après un premier dossier du réseau des médias indépendants sur le monde arabe et fruits d’une nouvelle coopération entre médias du nord et du sud de la Méditerranée, ces reportages entendent contextualiser les dynamiques migratoires, déconstruire des préjugés et, surtout, redonner une humanité singulière à une tragédie de masse qui n’en finit pas.
[1] L’Italie aussi a récemment signé un accord avec l’Egypte, bien que les proches de Giulio Regeni, étudiant chercheur italien assassiné par les services de renseignement égyptiens en 2016, n’aient toujours pas obtenu gain de cause.
[2] Le directeur de l’Institut national de la statistique tunisien, Adnene Lassoued, a été limogé le 22 mars 2024, probablement en raison de la publication des chiffres du dernier trimestre 2023 du chômage, en augmentation, à 16,4%, et à près de 40% chez les jeunes de moins de 24 ans.
[3] Selon l’Institut national de la statique tunisien, l’indice synthétique de fécondité est passé de 2,4 en 2016 à 1,8 en 2021.
[4] Le 19 mars 2024, Christian Kwongang, président sortant de l’Association des Etudiants et Stagiaires Africains en Tunisie, a été arrêté de manière arbitraire avant d’être relâché.
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
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