A 20h02, alors que les premières estimations annonçaient déjà le séisme, les messages Whatsapp commencent à inonder le téléphone d’Ahmed, étudiant tunisien installé à Paris depuis deux ans : « T’as commencé à préparer tes bagages ? », « Aucune surprise, mais ça fait mal », « Je suis écœurée, j’espère qu’il y aura des mobilisations », « Dans la rue, les fachos vont se lâcher, je vais prendre des cours de self-défense ! ». La percée du Rassemblement national (RN) aux élections européennes du 9 juin est actée. Avec 31,5% des voix, l’extrême droite n’a jamais atteint un niveau aussi élevé sous la Ve République. Dans la foulée, le Président de la République française, Emmanuel Macron, a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. Double séisme. Les Français vont devoir voter pour des élections législatives anticipées dans les prochaines semaines. « On se retrouve à République ? » [place connue pour ses rassemblements protestataires], demande un ami à Ahmed. Ils sont plusieurs centaines à s’être rassemblés pour dénoncer la menace de l’extrême droite et appeler à l’union de la gauche. Mais le jeune étudiant en master d’ingénierie ne les rejoindra pas. « Ma famille et moi avons fait trop de sacrifices pour que je puisse étudier à l’étranger, je ne veux pas de problèmes », admet-il. « Mais je ne me projette plus ici, une fois mon diplôme en poche, je vais postuler au Canada ou aux Emirats-Arabes-Unis, la France c’est fini ».

L’immigration, une préoccupation centrale

Primo-arrivants ou français issus de l’immigration, ils étaient déjà nombreux à s’être repositionnés depuis la loi dite séparatisme en 2021, la séquence post 7 octobre et la loi immigration en janvier 2024. En effet, la dédiabolisation de l’extrême droite et la normalisation de son idéologie n’a fait que se renforcer ces dernières années. En 20 ans, le nombre de personnes susceptibles de voter pour l’extrême droite a augmenté de 140%.

La société française semble s’enfoncer, doucement mais surement, dans la défiance et le rejet de l’autre. Près de 80% des électeurs du Rassemblement National ont déclaré que l’immigration avait été un sujet déterminant de leur vote aux élections[1]. Pour l’universitaire et sociologue Choukri Hmed, « le sujet de l’immigration est, depuis les années 1970, un sujet très rentable politiquement, l’immigré étant le parfait bouc-émissaire ». A droite, comme à gauche d’ailleurs : « n’oublions pas que le projet de loi sur la déchéance de nationalité, c’est sous François Hollande [ancien président socialiste] ». Mais, toujours selon le chercheur, la victoire de l’extrême droite aux élections européennes n’a été possible que par le jeu sournois d’Emmanuel Macron qui a « fait en sorte d’évincer toutes les forces de gauche et d’avoir comme principal parti d’opposition, le Rassemblement National ». Un parti qui a su élargir son électorat en proposant une politique plus interventionniste au service de la souveraineté nationale et une politique sociale favorable aux Français des classes populaires. Mais quid du vote des Français issus de l’immigration ? « Il y a une véritable défiance vis-à-vis du gouvernement, mais cette peur se vit majoritairement dans le privé, car ils ne se sentent pas assez légitime pour l’exprimer publiquement », explique Choukri Hmed. Alors, ils se tiennent à l’écart des bureaux de vote, au grand dam de Chourouk, cadre franco-tunisienne pour qui le vote est une arme politique :

nous sommes 6 millions de musulmans en France, il y en a au moins 1 million qui peuvent voter, non ? Où sont-ils ? Notre force, c’est notre nombre ! 

Chourouk

Selon un sondage Ifop[2], 62% des citoyens français musulmans ont voté pour la France Insoumise (parti de gauche) lors du scrutin des européennes. « L’un des seuls partis à défendre la place des immigrés », selon Choukri Hmed. Un score qu’il faut cependant relativiser au regard d’une forte abstention, qui s’élève à 59% dans l’électorat musulman, soit 10% de plus que parmi l’ensemble des inscrits. Pour Chourouk, née en France de parents tunisiens, l’enjeu est immense. Non seulement le vote des Français issus de l’immigration pourrait faire pencher la balance, mais surtout, les revendications de cette communauté seraient enfin prises en compte. « On ne va pas se victimiser éternellement, à un moment donné, il faut se bouger », se désole-t-elle.

Paris 15 juin 2024, rassemblement contre l’extrême droite – NFP

Quitter la France

Bouger. Certains s’y préparent. Mais pas pour aller voter. Asma rejoindra l’autre rive de la Méditerranée dans un petit mois. Cette mère de famille, enseignante dans le secondaire, s’est mise en disponibilité pour tenter une expérience en Tunisie, son pays d’origine. Les enfants sont inscrits à l’école, l’appartement est loué et les cartons emballés. C’est à l’automne 2023, lorsque le gouvernement français réprimait les manifestations pro-palestiniennes que la décision de partir a été prise. « Je n’ai jamais ressenti une telle violence au quotidien, que ce soit au travail ou dans mon quartier. La tension était palpable, j’en suis tombée malade », se souvient-elle. La victoire écrasante du Rassemblement National aux élections législatives n’a fait que consolider son choix. « Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans un environnement où ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone et où les discours de haine envers les Arabes et les Musulmans sont banalisés », poursuit-elle. Malgré un attachement fort à la France, Chourouk rêve aussi d’un ailleurs, pour ses enfants.

Paris 15 juin 2024, rassemblement contre l’extrême droite – NFP

Sur Twitter, le hashtag « hijra » s’est multiplié depuis le 9 juin : « Franchement si y’a un raciste qui veux bien me financer ma hijra, qu’il vient me DM, moi je suis prête à partir », « Tout ceux qui ont des diplômes, faites votre hijra, vous n’avez rien à faire en France », « Faites votre hijra, personne ne va vous regretter ici », « Pour ceux qui comptent faire leur hijra, retournez dans vos pays d’origine, Tunisie, Maroc, Algérie… ». Ici et là des conseils à ceux qui souhaitent sauter le pas, d’autres rappellent « qu’il ne faut pas oublier de voter, pour ceux qui restent ». Mais pour Choukri Hmed, il n’y aura pas de départ massif. « Pour émigrer, il faut avoir des ressources financières et linguistiques, or la plupart des immigrés et enfants issus de l’immigration font partie des classes populaires et sont enracinés dans les territoires », observe le sociologue. « L’expatriation dans un pays où ils pourront vivre dignement est de l’ordre de l’utopie, mais c’est une perspective qui aide à tenir dans un contexte où être musulman et/ou arabe est devenu difficile ». Habitée par le désespoir, Asma a transformé son rêve en réalité, mais a conscience de la chance qu’est la sienne, de pouvoir partir, mais aussi de pouvoir revenir si elle le désire. Ce qui ne risque pas d’arriver si l’extrême droite est au pouvoir. Et pour cause : parmi les mesures présentées par le Rassemblement national dans son programme des législatives de 2022, figure en première position « l’arrêt de l’immigration contrôlée ». Plus précisément, « la fin du regroupement familial », « l’expulsion systématique des clandestin » et « la suppression du droit du sol »[3].

La France, terre hostile ?

L’hostilité de la France à l’égard des étrangers ne laisse pas les Tunisiens indifférents. Si l’Hexagone reste de loin la destination principale pour les immigrés tunisiens, on observe de nouvelles tendances : selon une enquête sur la migration internationale menée par l’Institut National de la Statistiques (INS), les Tunisiens s’ouvrent à de nouvelles destinations, comme le Moyen-Orient (13%), l’Amérique du Nord ou encore le Maghreb. « La place de la France dans l’échelle des pays d’émigration, n’a cessé de dégringoler dans l’esprit des Maghrébins en raison de la politique française des visas, mais aussi de la politique étrangère en général », remarque Choukri Hmed.

Paris 15 juin 2024, rassemblement contre l’extrême droite – NFP

Le jeune étudiant, Ahmed, n’a toujours pas digéré les nombreux allers-retours au centre de demande de visas à Tunis, et les galères administratives qui se sont poursuivies en France lors du renouvellement de son titre de séjour. « Tout est fait pour que tu lâches l’affaire », s’indigne-t-il.

Il y a déjà eu ces dernières années de nouvelles mesures injustes et discriminatoires à l’égard des étudiants étrangers, qu’est-ce que ça va être si le RN passe ?

Ahmed

Entre mépris et condescendance, le quotidien des étrangers en France est de plus en plus difficile, alors même qu’ils contribuent largement à la vie sociale et économique française. Si les actes xénophobes et islamophobes n’ont cessé de flamber depuis plusieurs années, la victoire de l’extrême droite ouvre un boulevard encore plus large au racisme décomplexé. Pour Asma, « le mal est fait » et « rien n’arrêtera la libération de la parole raciste, dans la rue et les institutions ». Et d’ajouter : « quelle que soit l’issue du scrutin ».


[1] Elections européennes : comment la question migratoire a pesé sur le vote des Français, Le Monde.

[2] Le vote des électorats confessionnels aux élections européennes, IFOP.

[3] 22 mesures pour 2022, RN.