Dès l’annonce des résultats du baccalauréat chaque année, commence pour les milliers d’élèves admis une nouvelle épreuve : celle de chercher un pays d’accueil pour poursuivre leurs études supérieures. La France s’empare de la plus grosse part du gâteau, que ce soit pour les étudiants boursiers ou pour ceux qui, tout simplement, tentent de rejoindre les campus universitaires français à leurs frais, en payant des frais de scolarité qui ruinent leurs familles.

Les dernières statistiques publiées par la Sous-direction des bourses et des prêts universitaires à l’étranger indiquent qu’environ 20 000 étudiants tunisiens poursuivent leurs études, durant l’année universitaire en cours, à l’étranger, et notamment en France. Nous apprenons que 8 135 d’entre eux n’ont pas de bourse et que 556 seulement ont bénéficié de bourse avoisinant 860 euros par mois. Les chiffres de Campus France indiquent que le nombre d’étudiants tunisiens sur le sol français a atteint 14 291 au cours de l’année 2023.

Après avoir obtenu un baccalauréat français dans un institut français en Tunisie, Yacine s’est tout de suite mis à chercher où poursuivre ses études à l’étranger. Son expérience n’a pas été facile pendant ses années d’études secondaires dans un institut privé français, auquel il versait des milliers de dinars par an. Mais toutes ses démarches sont restées sans suite, car sa demande de visa a été rejetée sans aucune raison claire, selon ses dires. « J’ai obtenu le baccalauréat français après des années d’études, et j’ai été admis dans une université française, confie Yacine à Nawaat. J’ai rempli toutes les conditions requises et dépensé beaucoup d’argent pour atteindre mon objectif, mais les autorités françaises ont refusé de m’accorder un visa. A ce jour, je n’en connais pas le motif », lâche-t-il avec amertume.

Le jeune homme parle avec passion de ses années d’études dans une école privée française en Tunisie, après quoi il a obtenu son diplôme, estimant que c’était la meilleure voie à suivre pour pouvoir poursuivre ses études à l’étranger. Un diplôme qui lui a permis d’obtenir l’avis favorable de l’université française qu’il avait choisie, mais l’écueil du visa va tout lui gâcher. Notre interlocuteur affirme qu’il n’est pas le seul de sa promotion à s’être heurté au rejet de la demande visa, par une simple petite croix dans la cinquième case, réservée aux motifs avancés par les autorités consulaires françaises aux personnes dont les demandes ne sont pas acceptées. Yacine explique que cet argument dont usent les autorités françaises est le plus pratiqué pour rabrouer les étudiants souhaitant s’inscrire dans les universités françaises, lorsque les services français des visas ne trouvent pas de raison convaincante pour motiver le refus d’entrée sur leur territoire aux Tunisiens, quand bien même ces derniers seraient munis d’un dossier complet, avec tous les papiers demandés.

Affiche publicitaire de Campus France incitant les étudiants à contacter ses départements – Campus France

Les autorités françaises justifient le refus de la demande de visa pour les étudiants souhaitant poursuivre leurs études sur leur territoire, en disant, dans un document, que « les informations fournies pour justifier les conditions de séjour sont incomplètes et/ou peu fiables », sans plus de précisions à ce sujet, ni sur les documents jugés peu fiables. Cependant, des dizaines de témoignages que nous avons pu obtenir pendant notre enquête, confirment l’utilisation de cette clause comme un «Joker», auquel les autorités françaises ont souvent recours selon l’humeur et l’inspiration de ceux qui ont en charge l’étude des demandes.

Notre interlocuteur assure avoir rempli toutes les conditions dans son dossier, dont notamment l’avis favorable de l’université, le niveau d’évaluation de la langue française et le paiement de tous les frais exigés, en plus de l’attestation de virement irrévocable (AVI) d’un montant fixé à environ 30 000 dinars, pour couvrir la période de séjour à Paris, ainsi que l’hébergement universitaire.

La mésaventure de Yacine est loin d’être un cas isolé, mais c’est plutôt le cas de milliers d’étudiants qui souhaitent quitter la Tunisie pour la France, et qui sont prêts à dépenser des fortunes pour atteindre cet objectif, pour ensuite se heurter à d’insurmontables embûches sur le chemin qui leur font perdre tout leur argent. De leur côté, les autorités françaises vantent le récit de leur soutien aux étudiants étrangers qui souhaitent poursuivre leurs études sur leur territoire, à travers des facilités que l’on ne retrouve que dans les discours de leurs ambassadeurs et responsables. Des discours qui cachent mal des tas de complications, dont la plus incompréhensible est ce deux poids deux mesure qui fait que l’étudiant tunisien (ou africain) paie des dizaines de fois plus que l’étudiant européen ou français.

Toute démarche pour aller étudier dans les universités françaises passe obligatoirement par Campus France, organisme qui se définit comme centre d’information sur les études en France et aidant les étudiants à définir leur projet scolaire et à leur ouvrir la voie à la réussite sur son sol. De la constitution du dossier d’études jusqu’à l’obtention des réponses de l’université, le candidat passe environ 9 mois, d’octobre de chaque année jusqu’en mai de l’année suivante, au cours desquels il passe un certain nombre d’étapes et d’évaluations : du dossier électronique au dossier papier, à l’envoi des dossiers à l’université choisie par l’étudiant, en passant par le test de langue française et l’entretien avec l’un des fonctionnaires du centre. Tout au long de ce parcours, l’étudiant est obligé de verser de l’argent à l’Institut français de Tunisie pour s’acquitter des frais du dépôt du dossier. Ses droits sont fixés à 300 dinars, selon la dernière mise à jour qui paraît sur le site officiel de l’institut. Aucun candidat ne sera admis s’il ne s’acquitte pas de ce montant, qui ne sera pas remboursé si la demande est rejetée.

A la lecture des rapports annuels de Campus France, nous constatons une augmentation continue de ces droits, sans que les responsables n’en expliquent les raisons ni fournissent de détails sur d’éventuelle prestations complémentaires. AInsi, ce montant a doublé entre les années 2018 et 2023, passant de 150 à 300 dinars. Selon plusieurs témoignages recueillis par Nawaat, l’institut ne fournit aucune prestation aux étudiants en échange de cet argent. L’inscription se déroule via un espace électronique dédié au dépôt des dossiers, tandis que le rendez-vous direct avec les employés du centre a lieu le jour même de l’entretien oral, qui ne dure que quelques minutes dans les bureaux de l’Institut français de Tunisie.

Des étudiants tunisiens s’entretenant avec les représentants de Campus France pour s’enquérir des prestations disponibles – Campus France

La constitution du dossier nécessite également des frais de traduction des documents au niveau des bureaux de traduction désignés par Campus France. Tout document portant la signature d’un traducteur non conventionné avec l’ambassade de France en Tunisie –ils sont une soixantaine sur tout le territoire de la République, ne sera pas accepté. Selon nos informations, le prix de la traduction d’un document s’élève à pas moins de 10 dinars pour les relevés de notes et les documents administratifs, et à 20 dinars pour les diplômes. Aussi, ceux qui souhaitent intégrer la première année licence sont tenus de présenter tous les relevés de notes de leurs études secondaires, y compris le baccalauréat, et ceux de leurs années universitaires, pour ceux qui souhaitent faire des études de post-graduation. A cela s’ajoute l’obligation, pour le candidat, de passer le test de langue française, appelé aussi TCF DAP, qui coûte jusqu’à 270 dinars de frais d’inscription, rien que pour passer l’examen encadré par l’Institut français. Dans d’autres tests, ce montant atteint 450 dinars, alors que, parfois, ces tests ne sont valables que deux ans, obligeant le candidat à les repasser s’il lui est demandé de certifier sa maîtrise de la langue française.

Il faut savoir aussi que ces tests ne sont pas accessibles à tous les candidats, car un calendrier spécial est affiché au niveau de plusieurs bureaux de l’Institut français de Tunisie, et il est difficile de prendre rendez-vous à Tunis. Alors, certains élèves ou d’étudiants résidant dans la capitale ou ses banlieues, sont contraints de se déplacer et de passer les tests dans d’autres gouvernorats pour gagner du temps, ou de payer des sommes supplémentaires pour passer l’épreuve sans passer par la procédure d’inscription électronique sur le site de l’Institut français.

Bureaux d’accompagnement ou d’affaires ?

La constitution d’un dossier d’études en France demande un effort particulier. Car, le moindre manquement aux conditions exigées peut entraîner le rejet de la candidature sous la rubrique « dossier incomplet ». Ainsi, nombre de candidats ont recours à des bureaux privés qui se présentent comme étant des organismes soucieux d’apporter soutien et accompagnement aux candidats. Dans les faits, ces bureaux n’apportent rien de plus au porteur de dossier que la remise d’une liste des pièces justificatives et des documents à traduire, en plus de quelques conseils de base qu’ils appellent accompagnement. En contrepartie, ces bureaux imposent des tarifs élevés par rapport aux prestations fournies.

Nous nous sommes approchés de l’un de ces bureaux pour nous en enquérir des prestations qu’ils proposent et des tarifs qu’ils appliquent. Il se trouve que les délais de dépôt des dossiers étaient déjà clos pour l’année universitaire en cours et reprendront à partir d’octobre 2024, en prévision de la rentrée prévue en septembre 2025. Les frais d’accompagnement assurés par ces bureaux évoluent d’une année à l’autre, et atteindront environ 2000 dinars pour la prochaine année universitaire. En voulant savoir à quel point cette tarification était conforme aux coûts réels de l’opération, nous avons évalué les dépenses de constitution du dossier sans faire appel à ces organismes. Il s’est avéré que le montant total pour la constitution de tout le dossier et le test de langue française est de l’ordre de 1 000 dinars, y compris la commission versée au bureau Campus France. Ce qui démontre que ces fournisseurs de prestations prennent le double, parfois plus.

Nous avons contacté un autre bureau, qui s’est présenté comme un bureau de relations spécialisé dans la constitution des dossiers d’études à l’étranger. Celui-ci nous a proposé d’entamer les études à la rentrée universitaire en septembre 2024, sans attendre encore un an. Cette offre comprend des études dans une université française ayant signé une convention de partenariat avec le bureau de relations pour un tarif oscillant entre 8 000 et 12 000 euros, l’équivalent de 26 900 à 40 000 dinars, pour s’acquitter des frais d’inscription uniquement, sans compter la commission à verser au bureau. Le responsable du bureau justifie les coûts élevés par leurs « multiples » interventions en faveur des candidats pour leur éviter d’attendre encore un an pour s’inscrire dans une université française. Il ajoute que d’autres étudiants refusés dans les universités publiques recourent à cette méthode pour rejoindre l’Europe.

Le troisième bureau de relations que nous avons approché propose, lui, des offres exclusives pour étudier dans les universités privées françaises pour un coût allant jusqu’à 45 000 dinars par an. La réceptionniste nous a fourni le détail de l’offre : l’étudiant paie les frais d’études, en plus de 1 800 dinars au bureau, en trois tranches de 600 dinars. Ce montant ne comprend pas les frais à verser aux instituts français de Tunisie. Le titulaire du dossier paie, en plus de la commission de l’agence, les frais de Campus France et ceux du visa. Alors que le rôle du bureau est de servir d’intermédiaire, de conseiller et d’orienter le titulaire du dossier.

Au cours de nos recherches, nous avons également suivi un certain nombre de fournisseurs de prestations complémentaires qui n’ont rien à voir avec la constitution du dossier d’études. Leur rôle se limite à poster des publications sur les réseaux sociaux invitant ceux ayant obtenu l’avis favorable d’une université française à les contacter pour les accompagner dans la constitution du dossier de visa et assurer l’hébergement et l’accueil en France, le tout pour un tarif allant de 2000 à 5000 dinars. Cela dit, toutes ces agences et bureaux déclinent toute responsabilité en cas d’avis défavorable des universités françaises ou de refus de visa pour quelque motif que ce soit.

Des photos de visas Schengen publiées par les bureaux d’accompagnement pour inciter les étudiants à les contacter.

Trois milles euros pour un document d’inscription !

Nous nous sommes entretenus avec Salma, étudiante tunisienne en information et communication à l’Université Sorbonne Nouvelle en France. Salma a étudié en Tunisie et y a obtenu un baccalauréat français en plus du Bac tunisien. Les dépenses de Salma et de sa famille ont commencé depuis l’étude de la langue, pour passer l’épreuve l’homologation du baccalauréat français sur deux ans, et qui aura coûté des milliers de dinars, à raison de 50 dinars par séance.

De prime abord, notre interlocutrice affirme que les titulaires du baccalauréat français n’effectuent pas les mêmes démarches qui sont imposées aux autres étudiants, mais ils paient les frais de dossier à Campus France, alors qu’ils ne comptent pas sur cet espace pour choisir les universités dans lesquelles ils souhaitent poursuivre leurs études. Selon Salma, le montant payé par le candidat titulaire du baccalauréat français au centre Campus France était d’environ 70 dinars, en plus d’autres dépenses liées à la traduction d’un certain nombre de documents et de pièces justificatives contenus dans le dossier.

Pour les étudiants français et européens, les droits d’inscription dans les universités françaises est de 177 euros, pour la licence et de 243 euros pour le master. Ce montant est multiplié par plus de 16 pour les étudiants étrangers ayant obtenu l’avis favorable des universités publiques françaises, atteignant 2 770 euros pour le cycle licence et 3 770 euros pour le cycle master. Sachant que la plupart des candidats sont généralement originaires de pays africains, dont la langue d’enseignement est le français.

Ces sommes colossales ont fini par dissuader de nombreux candidats, incapables de les payer. Sans compter les innombrables complications auxquelles ils se heurtent avant d’y arriver. C’est le cas de Douaa qui, dans son témoignage à Nawaat, dit avoir pris sa décision de ne pas suivre la voie de Campus France à cause de l’exploitation et des conditions abusives auxquelles elle dit avoir été confrontée et qui empêchaient en fait son rêve de se réaliser :

Quand j’ai vu les coûts si élevés et réalisé l’ampleur de la discrimination entre étudiants européens et africains, j’ai décidé de renoncer à cette aventure. Au moins, j’épargnerai à ma famille toutes ces dépenses qui serviront pour nos charges quotidiennes, ici en Tunisie.

Douaa

Malgré toutes ces épreuves et les sommes d’argent qui renflouent chaque année les caisses de la France, d’aucuns reviennent bredouille. Certains d’entre eux sont contraints de réessayer chaque année dans l’espoir de quitter la Tunisie pour un ciel plus clément. A défaut de quoi, ils se rabattent sur des facultés locales, inexistantes sur les classements par indice de qualité et dépourvues des éléments de base d’une vie universitaire digne de ce nom, tout en étant hantés par le spectre du chômage après l’obtention de leur diplôme. De leur côté, les pays européens, comme la France ou l’Allemagne, profitent de cette amère réalité, en matière d’enseignement ou d’emploi, pour s’accaparer l’élite de demain à la recherche d’un emploi qui honore leurs longues années d’études et de sacrifices.