Le film indien “The Goat life”, diffusé sur Netflix depuis le 19 juillet, a eu un retentissement mondial. L’œuvre a suscité de vives réactions dans les médias internationaux et les réseaux sociaux. Et pour cause : le film, tiré d’un livre inspiré d’une histoire vraie, raconte le sort tragique d’un Indien parti travailler en Arabie Saoudite.
Le film est vilipendé par les pro-régime saoudien et encensé par ceux qui y voient une poignante dénonciation de l’esclavagisme moderne, pratiqué dans les pays du Golfe, dont l’Arabie Saoudite.
Des travailleurs dans une prison à ciel ouvert
Le film revient sur l’histoire de Najeeb. Rêvant d’un avenir meilleur, il décide de partir travailler en Arabie Saoudite. “L’Eldorado saoudien” s’est vite avéré un interminable cauchemar.
Le calvaire de Najeeb commence dans son pays d’origine. Il a dû ainsi verser une importante somme d’argent et hypothéquer sa maison au profit d’un agent de recrutement indien. Ce dernier lui a promis un travail dans une entreprise en Arabie Saoudite en étant pris sous la houlette d’un parrain saoudien (Kafil).
En vigueur depuis les années 1970 dans les monarchies du Golfe, le système du parrainage (Kafala) oblige des millions de travailleurs étrangers à être parrainés par une entreprise locale ou un citoyen saoudien. Il lie les travailleurs étrangers à leur employeur et les empêche de changer d’emploi ou encore de pouvoir quitter librement le pays.
Laissant derrière lui sa femme enceinte et sa mère, le jeune homme est loin d’imaginer le piège où il est tombé.
Pris en otage par son supposé parrain, il s’est retrouvé en plein désert, réduit à l’état d’esclave. D’une durée de 3 heures, le film retrace longuement le périple douloureux de Najeeb. Mal nourri, privé d’eau, frappé, le jeune homme a été complètement déshumanisé. Ses tentatives désespérées de fuir son bourreau n’ont fait que durcir les conditions de son asservissement.
L’aspect visuel du film est saisissant. L’image est le socle de la scénarisation face à l’impossibilité d’un dialogue entre les protagonistes. Entre les injonctions expéditives et humiliantes du parrain et les supplications vaines de Najeeb, il y a peu de place pour l’échange entre les personnages. Mais cela n’enlève rien au jeu exceptionnel des acteurs. Les paroles tues, l’austérité-magnifiquement filmée du paysage- l’allure quasi-christique de Najeeb suffisent à rendre compte de l’ampleur de la tragédie. Et font de ce film une œuvre bouleversante.
L’émotion suscitée par le film a viré à la plus vive des polémiques. Le média Al Arabiya, relais du régime saoudien, a tenu à préciser que contrairement à ce qui est raconté dans le film, Najeeb n’était pas musulman en arrivant en Arabie Saoudite mais s’est converti à l’islam après que la famille de son “parrain” lui a octroyé une réparation.
Selon ce journal, le film relate une partie de la vérité et souille de manière sournoise la réputation des habitants des pays du Golfe. Une réputation dont tentent de changer les régimes de ces monarchies en s’achetant une visibilité à travers des compétitions sportives ou encore culturelles. A coup de dépenses pharamineuses, le prince héritier, Mohammed Ben Salmane, vise ces dernières années à donner une image reluisante de son royaume.
Le monde selon Mohamed Ben Salmane
13/11/2017
Face à la colère des Saoudiens, le réalisateur du film Blessy Ipe Thomas s’est défendu sur les réseaux sociaux en précisant qu’il n’a pas voulu offenser quiconque, que ce soit un individu, un groupe ethnique ou un pays. Il met l’accent sur le fait que parmi les personnages du film, il y a deux musulmans qui ont sauvé Najeeb à la fin. “Le film a soigneusement essayé de mettre en lumière la compassion et l’empathie du peuple arabe”, insiste-t-il. Et d’appeler :
Je demande à tous de s’abstenir de tout effort visant à attribuer quoi que ce soit au-delà de ce que j’ai voulu communiquer en tant que scénariste, réalisateur et producteur du film.
Blessy Ipe Thomas
Ce n’est pas la grille de lecture du journal saoudien. “L’objectif du film est d’offenser l’Islam et les musulmans”, martèle Al Arabiya. Sachant qu’en Inde, les tensions entre les citoyens de confession musulmane et ceux de confession hindoue est à son comble.
Filmé en Algérie et en Jordanie, certains commentateurs vont jusqu’à craindre une escalade diplomatique entre l’Arabie Saoudite et ces pays.
Pour Al-Arabiya, “le film ravive une histoire ancienne”. Il se trouve que cette histoire n’est pas si ancienne puisqu’elle concerne aujourd’hui des millions des travailleurs étrangers en Arabie Saoudite, musulmans et non-musulmans.
Najeeb, un cas parmi tant d’autres
Selon un recensement datant de 2022, l’Arabie Saoudite abrite 13.4 millions de migrants. Ces derniers représentent 76 % de sa main-d’œuvre. L’économie de ce pays dépend ainsi de ces travailleurs. Cette dépendance n’implique pourtant pas de protection socio-économique pour cette catégorie de la population. Loin de là. L’Arabie Saoudite impose encore son système abusif de la Kafala. Et ce système continue de faire des victimes.
En 2023, un scandale a éclaté à la suite de la découverte de la situation d’employés dans les entrepôts d’Amazon en Arabie saoudite. Ces travailleurs privés de leurs revenus et logés dans des conditions insalubres, ont été escroqués par des agents et entreprises chargés des recrutements. En sus, ils ont été empêchés de changer d’emploi ou de quitter le pays.
Dans cette monarchie pétrolière, la situation des travailleurs domestiques est particulièrement pénible. Des Kényans mais aussi de Sri-Lankaises ont été enchaînés par le système de la Kafala. Ils font l’objet de divers sévices allant de l’absence de soins jusqu’à la mise à mort. Sachant que cela ne concerne pas un petit nombre de personnes. Les travailleurs domestiques représentent 30 % des travailleurs étrangers dans le pays.
Dans son rapport de 2024, l’organisation internationale Human Rights Watch (HRW) a dénoncé le maintien du système de la kafala en Arabie Saoudite. Ce système “confère aux employeurs des pouvoirs excessifs sur la mobilité et le statut juridique des travailleurs migrants dans le pays et aggrave leur vulnérabilité”. L’ONG internationale évoque des situations de “travail forcé”.
En 2021, les autorités saoudiennes ont réformé ce système mais ce dernier reste dans “une large mesure inchangé”.
Ces réformes n’englobent pas en effet les travailleurs migrants qui ne sont pas couverts par le droit du travail, en particulier les travailleurs domestiques et les agriculteurs, qui constituent les catégories les plus exposées aux abus.
“Malgré les informations contraires diffusées par les médias locaux, les changements apportés ne contribuent guère à démanteler le système de la kafala, ce qui expose les travailleurs migrants à un risque élevé d’abus”, relève HRW.
Seule candidate en vue de l’organisation du Mondial de 2024 de football, l’Arabie saoudite est visée, par ailleurs, par une plainte déposée par la Fédération syndicale mondiale des travailleurs du bâtiment auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT). L’organisation syndicale agit au nom de 21 mille victimes présumées de “graves violations des droits de l’homme” et de confiscation de salaires.
Ces critiques envers le royaume wahhabite rappellent celles adressées à son voisin le Qatar lors de son organisation du Mondial de 2022. Adoptant également le système de la Kafala, ce dernier a dû collaborer avec l’OIT pour apporter des réformes en s’engageant à garantir un salaire minimum aux employés ainsi que des mesures de protection sanitaire et sécuritaire. Une collaboration inefficiente, selon les organisations humanitaires.
Reste que cette déshumanisation des travailleurs migrants ne concerne pas que les pays du Golfe. Toute proportion gardée, la situation des migrants subsahariens en Tunisie pourrait aussi susciter l’intérêt d’un cinéaste aux velléités vengeresses. Et gare au choc des images sur grand écran. Riyad l’a appris à ses dépens.
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