Face au changement climatique, le monde cherche à limiter ses émanations de CO2 en modérant l’utilisation des énergies fossiles et en misant plutôt sur les énergies renouvelables (ER). Et la Tunisie, justement, bénéficie d’un potentiel important d’énergies solaire et éolienne mais ne l’exploite pas suffisamment. Résultat : les ER ne représentent qu’un infime 3٪ du mix électrique tunisien.
En 2022, la Tunisie a cosigné avec l’Allemagne le protocole d’entente (MoU) autour de la production de l’hydrogène vert, (l’hydrogène vert est le dihydrogène produit par une électrolyse alimentée par une électricité produite par une énergie renouvelable), mais l’évaluation de l’intérêt de cette opportunité pour notre pays reste incertaine.
Malgré une stratégie nationale qui annonce l’investissement en hydrogène vert, publiée officiellement sur le site du ministère de l’Industrie, des Mines et des Énergies ainsi que plusieurs MoUs signés avec des entreprises du monde entier, ce dossier soulève plusieurs questions.
Potentiel réel et limites actuelles
La Tunisie présente un potentiel bien riche que lui offrent les ressources naturelles : l’énergie solaire d’abord avec un ensoleillement évalué à plus de 3000 h/an, atteignant 3200 h/an dans certaines régions et jusqu’à 3400 h/an au golf de Gabès ce qui permet une irradiation qui varie de 1800 kwh/m2/an à 2600 kwh/m2/an. L’énergie éolienne, ensuite, avec des gisements importants se trouvant principalement au sud-ouest du pays et en offshore peut générer jusqu’à 10 GW.
Mais malgré toutes ces possibilités, notre pays commence à peine à considérer cette richesse et à investir dans ce secteur : jusqu’à maintenant la part des ER dans le mix énergétique ne dépasse pas les 3%.
Mais il semble que cela ne sera pas pour longtemps encore le cas, car de gros investissements sont apportés et l’ambition d’une participation à 35% dans la production d’électricité pour les ER va devenir de plus en plus réalisable.
Ceci dit la Tunisie a choisi de signer le protocole d’accord pour la production d’H2 vert. Un tel agrément impose un plus grand besoin d’ER, la production d’H2 vert étant énergivore.
Pour produire 1 kg d’H2 vert par électrolyse, il faut 65 kwh et pour produire 1 tonne d’H2 vert par électrolyse, il faut 65 MWh. Et si on veut produire l’hydrogène vert à une échelle industrielle, il nous faut penser à instaurer des infrastructures d’Energies Renouvelables qui lui sont dédiées.
Risques sociaux et environnementaux
Pour évaluer le possible impact qu’aura l’industrie de production de l’hydrogène vert sur l’environnement et sa perception dans l’opinion publique en Tunisie, j’ai fait appel a
Yasmine Ayed doctorante spécialisée en Environnement et Développement durable, dont les recherches se concentrent sur l’analyse critique des politiques énergétiques des pays du Maghreb.
Elle nous explique que dans la configuration actuelle, la Tunisie et les pays du Maghreb seraient principalement engagés dans l’exportation de matières premières non transformées, comme l’hydrogène vert. En face, l’Europe conserverait les bénéfices industriels, y compris la création d’emplois et les gains économiques dans le secteur de la fabrication d’électrolyseurs. Cette dynamique reflète, selon elle, la division traditionnelle du travail à l’échelle mondiale, où le Nord exporte des technologies à haute valeur ajoutée et le Sud fournit des matières premières et une main-d’œuvre bon marché. Un tel déséquilibre pourrait conduire les projets d’hydrogène vert à exacerber les inégalités sociales et à introduire une nouvelle forme de néo-colonialisme énergétique.
Selon elle, pour l’aspect environnemental, le déploiement à grande échelle des usines de dessalement pour produire l’eau nécessaire à l’électrolyse soulève des préoccupations majeures. Le dessalement produit de la saumure, un sous-produit hautement salin susceptible, s’il n’est pas correctement géré, d’affecter gravement les écosystèmes marins. Le rejet de saumure augmente les niveaux de salinité, épuise l’oxygène dissous et peut nuire à la vie aquatique, affectant ainsi la biodiversité. Une approche durable nécessiterait d’intégrer des stratégies de réutilisation ou de traitement des déchets de dessalement. Par exemple, l’eau dessalée pourrait être utilisée dans des processus industriels ou dans l’aquaculture.
Dans le contexte du besoin de terres, elle explique : « les projets d’hydrogène vert nécessitent une utilisation importante des terres, notamment pour les infrastructures d’énergie renouvelable à grande échelle telles que les parcs solaires et éoliens. Cela peut entraîner une dégradation des terres, le déplacement des communautés et la perturbation des écosystèmes locaux ». Cependant, elle ajoute que des innovations telles que les panneaux agri voltaïques — qui permettent l’utilisation simultanée des terres pour les activités agricoles et la production d’énergie solaire — pourraient être introduites pour minimiser les conflits d’utilisation des terres.
Selon la chercheuse, il est essentiel que les Stratégies Nationales par rapport à l’ER et particulièrement l’hydrogène vert, en Tunisie et au Maghreb, soient révisées pour aborder à la fois l’équité sociale et la durabilité environnementale. Cela inclut une répartition équitable des bénéfices économiques, des investissements dans la fabrication locale et le développement des compétences, ainsi que la mise en œuvre de pratiques environnementales durables telles que le traitement et la réutilisation des déchets issus du dessalement.
Le poids de l’Algérie
La Tunisie doit considérer avec attention l’implication de l’Algérie dans la stratégie de production de l’hydrogène vert, non seulement parce que nous avons en commun le gazoduc transmed mais également parce que c’est notre plus grand fournisseur d’énergie. Et ce qui se passe chez nos voisins de l’Ouest, va considérablement impacter le coût de l’énergie que nous leur achetons.
Le protocole d’entente entre l’Allemagne et l’Algérie autour du partenariat énergétique et en particulier concernant l’hydrogène vert a été signé depuis 2022. Mais au-delà du fait de devenir un pays producteur et exportateur d’hydrogène vers l’Allemagne, l’Algérie présente un autre avantage : celui d’avoir le gazoduc transméditerranéen.
A ce niveau, il nous faut tout d’abord évoquer la question du transport de l’hydrogène: le transport de l’hydrogène vert se faisant par fret maritime ou par pipeline. Il est intéressant de souligner alors qu’instaurer une solution logistique ou une infrastructure de transport de l’hydrogène est presque aussi important qu’instaurer une infrastructure de production.
Dans ses dernières prévisions de la transition énergétique, l’Allemagne projette, d’ici 2035, d’importer jusqu’à 100 TWh d’hydrogène amenés via des pipelines.
On identifie 5 corridors importants parmi lesquels figure le gazoduc transmed qui démarre de l’Algérie, traverse la Tunisie, la Méditerranée, puis l’Italie, avant d’arriver jusqu’en Allemagne.
Cependant, ce gazoduc n’est pas encore disponible. Il véhicule actuellement du gaz naturel dont l’Algérie est l’un des plus grands producteurs mondiaux et qui représente sa plus importante source de revenus.
En face, l’Allemagne sait qu’elle doit augmenter la demande de l’hydrogène vert de par le monde pour en baisser le coût de production et partager la charge des investissements dans les infrastructures. Or l’une des conditions pour un tel résultat serait de baisser l’offre des énergies fossiles et notamment celle du gaz naturel. L’idée serait de faire en sorte que le gazoduc ne soit plus dédié au gaz naturel ne serait-ce qu’en partie (le gazoduc étant un ensemble de pipelines coaxiaux groupés).
Quand on se réfère à la stratégie de production de l’hydrogène publiée par l’Etat algérien, on se rend compte qu’on ne parle pas strictement de H2 vert mais également de bleu, appelé également propre ou à faible carbone, généré à partir du méthane (contrairement à l’hydrogène vert produit par électrolyse) donc du gaz naturel avec une opération de captage du CO2 pour en limiter les émissions.
Mais en aucun cas l’Algérie ne choisit la facilité car dans la même feuille de route publiée, elle annonce ses projets de développer les infrastructures des Énergies Renouvelables afin de rejoindre à son tour (mais pas immédiatement) les pays qui abandonnent les énergies carbonées pour produire de l’hydrogène vert.
L’optimisme des chiffres de l’emploi
Selon une étude de Navigant Consulting réalisée en 2019 pour le compte de la commission européenne, si on veut prévoir les effets de l’investissement dans l’hydrogène sur l’emploi, il faut regarder au-delà de la production d’hydrogène elle-même. Il faut élargir les perspectives au grand potentiel d’emploi dans le génie mécanique, les installations, la recherche et développement, la logistique ainsi que le transport et le stockage de l’hydrogène.
L’étude avance l’exemple de l’Allemagne qui, même si elle ne présente pas de grandes possibilités naturelles pour produire de l’hydrogène vert, se met en avant comme leader de la construction des électrolyseurs, nécessaires pour la production d’hydrogène vert.
L’hydrogène provenant des énergies renouvelables est également utilisé pour le transport et la demande de pointe dans le chauffage et la production d’électricité. On prévoit près d’un million d’emplois directs et indirects pour l’économie verte de l’hydrogène en Europe d’ici la fin de 2050, lorsque les émissions seront nulles.
Mais le scénario anticipé par l’étude prévoit d’ici 2030, plus d’un million de nouveaux emplois qui seront créés dans l’économie de l’hydrogène dans son ensemble. L’augmentation de l’emploi se concentrera dans les instituts de recherche publics et dans l’industrie manufacturière. On prévoit ici une demande accrue d’ingénieurs et de techniciens. La demande de spécialistes augmentera également dans le secteur de la construction et ses secteurs en amont. Il existe donc déjà des avertissements selon lesquels l’aggravation de la pénurie de travailleurs qualifiés pourrait retarder le développement.
Cette pénurie peut présenter une grande opportunité pour les travailleurs qualifiés qui souhaitent émigrer vers l’Europe.
Il existe des appels à une planification stratégique et à une redéfinition attrayante de l’éducation et de la formation qui sont également interconnectées au niveau européen. Dans le secteur de l’hydrogène également, on peut supposer que les effets sur l’emploi commenceront à se faire sentir de manière inégale d’une région à l’autre (on parle toujours de l’Europe). Les régions où les coûts de production des énergies renouvelables sont moins élevés devraient en bénéficier. Les anciens centres de l’industrie lourde seront plus fortement affectés par le changement structurel (étude menée par Steeg, Helmrich, Maier et al. 2022).
Pour le cas tunisien, l’Etat promet la création de 430 000 emplois d’ici 2050 grâce au secteur de l’hydrogène vert. Mais cette annonce est lancée dans un élan optimiste sans en expliquer les détails et sans en dérouler le scénario.
Dans l’intention de donner de la consistance à cette ambition, un nouvel accord technique entre la Tunisie et l’Allemagne a été annoncé il y a un mois, en vue de former aux futurs métiers de l’hydrogène vert. Un centre de recherche et développement serait également instauré avec à la clé un budget de 3 millions d’euros investis.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le secteur demande la construction d’infrastructures importantes non seulement pour la production d’hydrogène en particulier, mais également pour la production d’énergie renouvelable, de dessalement d’eau et d’injection dans les pipelines, ce qui crée de nombreux emplois indirects mais non durables (des emplois de construction principalement).
L’enjeu énergétique a été de tout temps une composante importante pour l’économie de tous les pays. Quand la guerre, les restrictions écologiques où les intérêts géopolitiques, viennent changer la donne il est important de savoir s’adapter.
Et l’hydrogène vert s’impose aujourd’hui comme un moyen sûr dans lequel il est avantageux d’investir, dans le but de concrétiser un futur sans émissions, et en vue d’abandonner quasi-totalement les énergies fossiles.
La Tunisie peut également prendre part dans ce marché et devenir productrice d’hydrogène vert. Mais pour cela, elle ne doit pas oublier certaines priorités: résoudre le problème de l’eau, en tant que pays affecté par la pauvreté hydrique, et œuvrer à instaurer une infrastructure d’Energies Renouvelables pour produire une électricité de plus en plus propre.
Le déficit de la balance commerciale énergétique de la Tunisie peut se voir creuser encore davantage, si l’Algérie décide de baisser ses exportations de gaz naturel. Cette décision pourrait avoir pour effet d’augmenter significativement le coût de l’énergie.
Au final, un gros travail reste à faire dans un pays qui n’exploite pas ses ressources, et n’œuvre pas à améliorer son infrastructure, dans l’attente d’investissements internationaux pour avancer dans une stratégie établie de longue date. Mais qui peine à se concrétiser.
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