« Ce n’est pas le moment ! », s’écrie un homme dans la salle de conférence de presse des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), adressant son reproche aux militantes féministes venues protester contre la nomination de Férid Boughedir à la tête de la 35ème édition. Cette phrase, banale en apparence, cristallise un malaise profond : depuis quand un festival censé être engagé, solidaire, et porteur d’une mémoire politique se retranche-t-il derrière la prétendue “mauvaise temporalité” d’une contestation légitime ? Ce n’est pas le moment de quoi, exactement ? De rappeler qu’un homme accusé de harcèlement sexuel a été honoré ? D’exiger une éthique, un sens, un minimum de cohérence ? Ou, plus cyniquement, ce n’est pas le moment d’importuner ceux qui préfèrent un festival dépolitisé, convenable et inoffensif ?
Et puis, cet homme – journaliste ou professionnel du milieu – s’exprime-t-il au nom des victimes de violences sexuelles, des jeunes cinéastes africains et arabes mis en marge, ou d’un système culturel satisfait de lui-même ? Son intervention incarne une logique de silence, un paternalisme assumé, comme la dégringolade de cette institution qui, au moment de sa création, se voulait au service des luttes et non des egos.
Les JCC : du manifeste à la façade
Les JCC n’ont pas toujours été ainsi. Créés en 1966 par Tahar Cheriaa, en collaboration avec Ousmane Sembène, ils étaient conçus comme un espace d’échange entre les cinémas africains et arabes, un projet décolonial, solidaire et militant. Le festival se voulait une alternative aux circuits culturels dominés par les puissances européennes, en favorisant un dialogue Sud-Sud.
Mais aujourd’hui, où sont ces ambitions ? L’affiche de cette 35ᵉ édition en dit long : conçue par El Seed, elle célèbre une calligraphie arabe visuellement raffinée, oubliant l’autre moitié du festival, son africanité. Ce choix visuel, apparaissant comme une tentative de flatter le ministère en faisant plaisir au président de la République, qui a lancé le Centre de la Calligraphie Arabe, illustre une dérive bien plus large : les JCC ne portent plus les luttes communes des cinémas africains et arabes. Ils ont cédé à une approche aseptisée, où le politique est mis de côté, au profit d’un marketing consensuel. Une dépolitisation confortée par les choix artistiques et institutionnels, comme celui de nommer Férid Boughedir à la tête de cette édition. Seul le thème musical du festival arrive à rallier l’africanité et l’arabité qui est enracinée en nous et qui, grâce au talent de Hamza Bouchnak, atteint une universalité s’alignant avec les fondements du festival.
Férid Boughedir : de l’héritage décolonial à l’opportunisme permanent
Nommé par l’ancienne ministre de la Culture, Hayet Guermazi, Boughedir est un choix désastreux, et ce, à plus d’un titre. D’abord, parce que son cinéma a cessé d’être pertinent depuis des décennies. Connu pour des œuvres qui exploraient les cinémas arabes et africains, il s’est depuis embourbé dans des productions que l’on pourrait poliment qualifier de « navets ». Des films qui, sous couvert de nostalgie, vendent une image coloniale, folklorisée, loin des enjeux contemporains du cinéma arabe et africain. Devenu l’homme de deux systèmes – celui de la dictature tunisienne pré-2011 et celui d’un cinéma occidental post-colonial raciste et pro-sioniste, dominé par des réseaux français et allemands – Boughedir a su profiter de toutes les connivences pour maintenir son influence.
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Pis : il est accusé de harcèlement sexuel, une affaire largement diffusée et documentée. Cela n’a pas empêché le ministère des affaires Culturelles de l’honorer, au mépris total des victimes et des protestations féministes. Ce choix ne relève pas de l’ignorance, mais bien d’une complicité institutionnelle : protéger un homme, lui offrir une tribune, tout en fermant les yeux sur la souffrance et la violence qu’il incarne.
Cette décision, profondément cynique, est une insulte à toutes celles et ceux qui espéraient que l’après-2011 verrait naître une culture plus juste et responsable.
Cette dépolitisation trouve également son illustration : les migrants subsahariens, discriminés et stigmatisés en Tunisie, n’obtiennent aucun soutien symbolique ou artistique, aucune reconnaissance de leurs luttes. Les JCC, jadis plateforme de confrontation politique et d’alliance culturelle, préfèrent aujourd’hui la neutralité complice.
Soutien à ceux qui résistent à l’intérieur
Cependant, il serait injuste de réduire les JCC à cette façade gangrenée par les décisions du ministère et les intérêts d’une mafia de vieux producteurs. Au sein de l’équipe des JCC, il y a des personnes qui tentent de résister de l’intérieur contre ce système. Certains membres de l’équipe condamnent ouvertement Férid Boughedir, d’autres choisissent de se taire. Mais personne ne le défend et aucun ne cautionne ses actions.
Toute l’équipe s’est désolidarisée de lui. Ces professionnels tentent tant bien que mal de maintenir l’esprit du festival face à des pressions politiques et des blocages institutionnels qui ont commencé bien avant la nomination du tristement mal nommé Férid Boughedir. Leur combat est essentiel, et ils méritent d’être soutenus dans leurs efforts pour rendre aux JCC leur dignité et leur vocation originelle.
Au-delà du tapis rouge : Palestine, Soudan, et la surdité générale
L’année dernière, avant que l’édition soit sacrifiée par l’ancienne ministre des affaires Culturelles sous le silence complice de Férid Boughedir, le tapis rouge avait été annulé en solidarité avec la Palestine.
Cette année, il semble de retour, alors que la situation palestinienne s’aggrave et que le Soudan s’enfonce dans le chaos. Que reste-t-il de l’engagement des JCC ? N’est-ce pas maintenant qu’un festival se doit de prendre position, de refuser le silence, de porter la voix des opprimés ? Au lieu de cela, la complaisance s’installe, l’hypocrisie règne, et le cinéma n’est plus qu’un décor somptueux dénué de sens.
Si ce n’est pas maintenant, quand ?
« Ce n’est pas le moment », répètent-ils, comme un mantra destiné à étouffer toute révolte, toute parole qui dérange. Mais alors, quand cela le sera-t-il ? Quand sera-t-il temps d’affronter la vérité : la trahison des idéaux fondateurs, la protection des abuseurs, l’indépendance du festival envers les autorités ? Les militants présents à la conférence ont répondu clairement : le moment, c’est maintenant.
C’est maintenant qu’il faut refuser la compromission, exiger la responsabilité, appeler au retour d’un festival qui honore enfin ses racines et ses engagements. C’est maintenant qu’il faut soutenir celles et ceux qui se battent de l’intérieur, dénoncer les abus, et réclamer un cinéma qui ne soit pas seulement un écran, mais un miroir reflétant notre conscience, notre histoire et notre devoir envers les voix qu’on a voulu faire taire.
Bravoooo pour cet article révélateur et révolutionnaire avant-gardiste audacieux qui dévoile le détournement des JCC lors de leurs objectifs et idées fondamentaux essentiels dès la création de ces journées comme alternative militante arabo-africaine.