Le teint terne, Salwa avait surtout besoin d’un café pour reprendre ses forces. Elle peinait à articuler. Les séquelles de la fatigue, conjuguées à celles de la consommation de drogues injectables, avaient eu raison d’elle.
Âgée de 37 ans, elle en paraît 50. Salwa vient de passer la nuit dans un café. La veille, il avait plu des cordes. « J’étais morte de froid. Le serveur qui travaille dans ce café a été gentil, il m’a dit que je pouvais rester jusqu’au matin ». Durant la soirée, elle était à son travail, dans un restaurant-bar assez populaire où elle est employée comme femme de ménage.
On lui avait dit qu’en partageant les pourboires avec les serveurs, elle pourrait gagner suffisamment d’argent pour se payer une nuit à l’hôtel. Le genre d’hôtel miteux du centre-ville, ressemblant à des gourbis, où une nuit coûte 20 dinars. Ses collègues ne lui ont donné que cinq dinars, une somme insuffisante pour lui permettre d’y passer la nuit.
Ce n’est pas la première fois qu’elle finit la soirée en errant au centre-ville. Dès son arrivée à Tunis, elle a été initiée à cette vie par son copain, une existence faite de nuits blanches dans les rues et sous les ponts. Originaire du sud du pays, elle avait fait la connaissance de ce copain par téléphone et avait craqué face à ses promesses d’une vie meilleure. « Je l’aimais sans jamais l’avoir vu », se souvient-elle, moqueuse envers sa propre « naïveté ».
Le basculement
Salwa et son amoureux s’étaient donné rendez-vous à Tunis en 2011, en pleine tourmente de la révolution. Issu de Sidi Hassine, son copain avait préféré la garder à l’écart de sa famille. Elle est devenue sa partenaire sexuelle, mais pas seulement.
J’ai commencé par quelques drogues, après on est passé à l’ecstasy qu’on sniffait ensemble. Puis, il la dissolvait dans l’eau et m’en injectait dans les veines. Je le suivais aveuglément.
Comme eux, de nombreuses personnes font partie des utilisateurs de drogues injectables (UDI). Bien qu’aucune statistique officielle n’existe, leur nombre se compte par milliers, selon les associations œuvrant auprès de cette population. D’après une récente étude de l’ONG Avocats Sans Frontières (ASF), ils seraient plus de 4 000 rien qu’à Tunis.
À l’instar de Salwa, la plupart des UDI viennent de régions et quartiers pauvres, et commencent leur consommation de drogues à un jeune âge, autour de 25 ans. Ces femmes, souvent mères, se connaissent presque toutes, souligne Kods Brahmi, chercheuse en sociologie et chargée de plaidoyer à l’association ATL/MST Sida, interviewée par Nawaat.
« Elles sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus jeunes », renchérit-elle. Ces femmes cumulent plusieurs facteurs de vulnérabilité : faible niveau d’instruction, rejet familial, manque de moyens financiers, difficultés à trouver un travail et violences sexuelles. Salwa, qui a quitté l’école dès sa première année de secondaire, en est un exemple criant.
D’où se procure-t-elle autant de drogues ? Salwa s’étonnait qu’on lui pose cette question. « Mais il y en a à portée de main », lance-t-elle.
Le Subutex est la drogue la plus fréquemment consommée par les UDI. Elle est suivie par la kétamine et l’héroïne. Cependant, la consommation de cocaïne devient aussi plus répandue en raison de la baisse de son prix et de sa disponibilité sur le marché, où il est possible de s’en procurer en petites quantités. Il faut compter environ 40 dinars par jour (allant de 20 dinars à 150) pour une consommation quotidienne, indique le rapport précité.
Sans abri, Salwa tombe, en 2011, sur une fille prête à la garder auprès d’elle. « Elle est sortie de la maison en prétendant qu’elle allait faire des courses. Des hommes ont débarqué et m’ont emmenée dans un coin isolé à El Mourouj. Ils se relayaient pour me violer. Un homme est venu m’extirper en prétendant que c’était son tour de me prendre. Des années plus tard, je l’ai croisé au centre-ville, et il m’a reproché de ne pas être retournée dans mon bled ».
C’est qu’elle était tombée enceinte de son copain. Son retour chez elle était devenu périlleux, d’autant plus que la famille de son ami s’était opposée à leur mariage.
« À chaque fois que j’essayais de revenir chez ma famille, j’avais droit aux mêmes remontrances, aux mêmes coups. Ma mère était attendrie par la naissance de ma fille. Ce n’était pas le cas de mes frères, et elle restait tiraillée entre nous », avance-t-elle, résignée.
Salwa renoue, par conséquent, avec la rue et commence à se livrer au commerce du sexe.
Le travail du sexe et la consommation de drogues : un cercle vicieux
Salwa rencontre ses clients dans le centre-ville de Tunis. Avec le temps, elle est devenue connue. Un client en amenait un autre. Certains étaient réguliers, au point de l’emmener chez eux.
« C’étaient souvent de jeunes hommes, parfois plus jeunes que moi. Nous restions ensemble un ou deux mois. On vivait comme un couple : il prenait soin de moi, et ses amis ne m’approchaient pas. Pendant ce laps de temps, j’avais droit au respect », raconte-t-elle. Mais ce n’était qu’un répit temporaire avant de retourner dans la rue.
Le travail du sexe est souvent lié à la consommation de drogues. Pour financer leur dose, ces femmes se tournent vers la prostitution, explique une représentante de l’ATL/MST Sida.
« Les drogues les aident à supporter ce travail et à être plus productives », précise-t-elle. Elles sont généralement payées entre 10 et 20 dinars, parfois rémunérées en nourriture.
Salwa, comme d’autres, s’est enfoncée dans ce cercle vicieux. Pendant un certain temps, elle passait ses nuits avec sa fille dans un immeuble désaffecté, dormant sur un matelas. Un jour, des voisins ont alerté la police. Sa fille a été placée dans un village SOS. Plus tard, Salwa est tombée enceinte d’un garçon, qui a lui aussi été placé avec sa demi-sœur. Leur grand-mère a fini par les récupérer.
Durant la période du Covid-19, Salwa s’est éloignée de la capitale. « Il n’y avait plus de travail. Je suis retournée chez ma famille, même si cela signifiait devenir le souffre-douleur de mes frères », dit-elle. Mais elle a fini par fuir à nouveau.
Je pouvais supporter qu’on me frappe, je m’y étais habituée. Mais pas qu’on m’humilie devant mes enfants, qu’on les traite de bâtards.
Jusque-là impassible, racontant son histoire calmement, comme anesthésiée par la douleur, Salwa éclate en sanglots à ces mots. Elle se remémore ensuite une énième déception.
La découverte du VIH
Son premier compagnon refait surface, lui promettant une vie stable et la possibilité de fonder une famille. « J’étais prête à tout pour arrêter cette fuite en avant », confie-t-elle. Mais pour cela, elle a recommencé à consommer des drogues injectables, sous son influence.
Un jour, ils passent un test de dépistage. Son partenaire s’avère porteur du VIH. Il n’avait jamais envisagé de se faire tester. « Il se droguait depuis son jeune âge. Comme il disait, il avait ouvert les yeux là-dedans ».
Une sorte de fatalité qu’il décide de partager avec elle, allant jusqu’à chercher à la contaminer.
« On a commencé à se droguer, du Subutex injecté dans nos veines, comme d’habitude. Mais cette fois, il a prélevé un peu de son sang et me l’a injecté. Il m’a dit que nos destins seraient à jamais liés. J’ai laissé faire, car j’étais dans un état second, engourdie par la drogue », se remémore-t-elle en enchaînant les cigarettes bas de gamme. Ses dents abîmées trahissent ses années de souffrance. Elle esquisse un sourire amer : « Je ris de ma propre crédulité », balance-t-elle.
La consommation de drogues par voie intraveineuse rend particulièrement vulnérable aux infections virales. « Les femmes qui s’injectent des drogues déclarent fréquemment partager des aiguilles, invoquant comme raisons l’ignorance des risques, l’impossibilité d’obtenir des seringues en pharmacie et la peur d’être prises par la police. Certaines femmes mentionnent aussi qu’elles partagent des aiguilles avec leur partenaire en signe d’amour ou de confiance », souligne le rapport d’ASF.
L’épidémie de VIH en Tunisie est concentrée, avec des prévalences très élevées parmi les populations clés, notamment les usagers de drogues injectables (UDI) et les travailleurs du sexe, une tendance marquée par une augmentation croissante, selon le même rapport.
Salwa a accepté sa nouvelle vie rythmée par la prise quotidienne de comprimés pour le traitement du VIH. Elle suit ce traitement avec assiduité, semblant s’accommoder de son destin. « J’ai vu de très jeunes mourir sous mes yeux, ravagés par la drogue et le VIH », dit-elle, horrifiée. « Je ne veux pas connaître ce même sort ».
Une fois encore, elle cherche du réconfort auprès d’un homme, qu’elle qualifie de « bouée de sauvetage ». Toujours, elle espère fonder une famille avec lui, avant que ses rêves ne s’effondrent à nouveau. Ce dernier est retourné dans sa ville natale, au centre du pays, où sa famille est fermement décidée à le marier… mais pas avec Salwa, plutôt avec une cousine. Il a déjà eu une fille avec Salwa, née il y a quelques mois, mais l’enfant a été placée dans un foyer SOS Villages d’Enfants.
Invisibilisées
Malgré tout, la résignation de Salwa laisse parfois place à des moments d’espoir. Elle a suivi une formation en cuisine grâce à une association et reste déterminée à récupérer ses enfants. Pendant un temps, elle a arrêté le travail du sexe et a travaillé avec des marchands ambulants du centre-ville, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient délogés.
Elle reste résolue à réunir ses enfants et à reconstruire sa vie. Elle ne sait plus très bien si elle doit compter sur le père de sa première fille ou sur celui de la dernière. Pour elle, l’essentiel est de trouver une certaine stabilité et de rassembler la force nécessaire pour élever ses enfants.
Quand son état de santé mentale se détériore, elle est envoyée à l’hôpital psychiatrique El Razi. « J’aimerais bénéficier d’un soutien psychologique, j’en ai terriblement besoin. Mais je ne veux pas de médicaments qui m’anesthésient », affirme-t-elle.
Elle aspire à rester active et motivée à travailler. « Je veux m’en sortir, ne plus retourner à la rue et à sa sordidité ». Pourtant, elle ne sait pas toujours où elle passera la nuit. Depuis qu’elle a appris sa contamination par le VIH, sa famille l’a rejetée. « Ils me disent que je l’ai mérité. Ils refusent de manger avec moi ou de m’approcher. Je suis devenue une pestiférée ».
La situation n’est guère meilleure dans certains établissements publics où elle a séjourné, notamment l’hôpital dans lequel elle a accouché de sa dernière fille, née saine. « Les soignants prévenaient mes compagnes de chambre que j’étais porteuse du VIH. On me fuyait, alors que j’avais simplement besoin de parler », se désole-t-elle.
Ces femmes UDI ont des problèmes d’ordre social et légal. Socialement, elles sont ostracisées, car considérées comme déviantes, ne répondant pas à l’image que l’on se fait de la figure de la femme « vertueuse », d’épouse et de mère dans nos sociétés. Légalement, elles risquent la prison. La loi 52 relative aux stupéfiants criminalise la consommation de drogues. Elles risquent également la condamnation pour racolage en vertu du Code pénal, sans compter la violence policière.
« Les pratiques policières signalées comprenaient le harcèlement, l’extorsion de fonds, les arrestations arbitraires et la violence, y compris la violence sexuelle », souligne le rapport précité.
Leur marginalisation ne les aide pas non plus à arrêter la consommation de drogues. En 2023, l’unité de soins de jour Tanit, à l’hôpital Razi à La Manouba, a été inaugurée. Elle est censée prendre en charge des femmes toxicomanes. « Ce n’est qu’une unité, elle n’est ouverte que la journée. Pour se sevrer véritablement, il faut se diriger vers le centre de désintoxication de Djebel Oust. Mais il faut avoir les moyens de se soigner », déplore Kods Brahmi. Les associations ne cessent de réclamer depuis des années l’introduction de la molécule de méthadone, prescrite par les médecins pour les toxicomanes en sevrage.
En revanche, ces organisations peinent désormais à fournir des aides sociales, des seringues stériles limitant la contamination par le VIH, etc., se désole-t-elle. Ces femmes sont ainsi livrées à elles-mêmes.
Isolée, Salwa finit par s’effondrer : « Je crois que je n’ai jamais connu le bonheur et que je n’en aurai jamais le droit. Les déceptions, les calamités s’enchaînent depuis mon jeune âge. Parfois, je songe à mettre fin à tout ça en mettant fin à ma vie. Puis je pense aux enfants ». La jeune femme a déjà fait une tentative de suicide.
Ces femmes sont les oubliées de l’État et des féministes. Comme si elles n’existaient pas et n’avaient pas droit à une réinsertion socio-économique comme les autres femmes marginalisées, conclut la militante associative.
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