L’Etat tunisien a lancé samedi 23 novembre 2024 un nouveau cri de victoire, en rapport avec l’affaire de la Banque Franco-Tunisienne (BFT) qui l’oppose depuis près quarante-deux ans à l’actionnaire majoritaire de cette banque, la société ABCI Investments Limited, à qui il l’a confisquée. Car, onze mois presque jour pour jour après la sentence arbitrale –favorable à la Tunisie -rendue le 22 décembre 2023 par le tribunal arbitral sous la houlette du Centre International pour le Règlement des Différends relatifs à l’Investissement (CIRDI)-, le dossier connaît un nouveau développement surprenant.

La réaction des autorités tunisiennes à cet énième rebondissement a eu lieu en deux temps. Le 23 novembre 2024 en début d’après midi, le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, annonce dans un communiqué que « le Centre International pour le Règlement des Différents relatifs à l’Investissement (CIRDI) a décidé de mettre fin aux procédures du recours en annulation dans le dossier arbitral ayant trait à la BFT, dans sa décision du 21 novembre 2024 en faveur de l’Etat tunisien ». Il précise aussi que cette décision « satisfait une demande de l’Etat tunisien qui a exprimé sa disposition spontanée à exécuter la sentence arbitrale ».

Aout 2023 Carthage, Saied reçoit le chef du contentieux de l’état Ali Abbes – Présidence de la république

Ali Abbes, chef du Contentieux de l’Etat, parle plus longuement de cette affaire le dimanche 24 novembre 2024. D’abord, il rappelle que suite à la présentation par ABCI Investments Limited du recours en annulation le 19 avril 2024, « s’est constitué un nouveau tribunal arbitral composé de trois arbitres, et nous sommes donc entrés dans une nouvelle phase ».

En fait, ce n’est pas à proprement parler un tribunal arbitral qui est mis sur pied, mais un Comité ad hoc d’annulation, destiné à examiner la demande en annulation de l’actionnaire majoritaire de la BFT.

Ensuite, le chef du Contentieux de l’Etat affirme qu’« à la fin il s’est avéré que le recours en annulation n’était pas sérieux », et que « l’Etat tunisien a réussi à convaincre le CIRDI qu’il présentait des vices de fond » -sans expliquer lesquels. Nous avons demandé au ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières et au chef du Contentieux de l’Etat de dire de quels vices de fonds il s’agit, mais n’avons pas obtenu de réponse.

De même, Ali Abbes remercie Dieu car « la décision prise par le CIRDI est une décision juste, équitable pour l’Etat tunisien », en tire la conclusion que ce centre a dit « Stop, Stop, c’est fini», et ajoute que « selon le processus des procédures devant le CIRDI, ce litige appartient désormais au passé ».

Last but not least, le chef du Contentieux de l’Etat s’enorgueillit que « l’Etat tunisien ait réussi à mettre fin à cette procédure en un temps raisonnable, à savoir sept mois. Conformément aux procédures du CIRDI, ce litige (c’est-à-dire le recours en annulation de la sentence arbitrale de décembre 2023, ndlr) aurait pu durer deux, voire trois ans », conclut-il.

Nouvelle sentence arbitrale ?

Les propos du chef du Contentieux de l’Etat donnent à penser que nous sommes en présence d’une nouvelle sentence arbitrale, c’est-à-dire un nouveau jugement en faveur de la Tunisie, après celui du 22 décembre 2023, concernant l’indemnisation que l’Etat tunisien doit payer au requérant.

Ali Abbes laisse en effet entendre que le Comité ad hoc constitué en juillet 2024 a rejeté le recours en annulation de l’actionnaire majoritaire de la BFT. Or, la décision du 21 novembre 2024 n’a pas été prise par ce comité, mais par la secrétaire générale du Cirdi Martina Polasek. Ce n’est donc pas une sentence arbitrale mais une décision administrative –contestée elle aussi par ABCI Investments Limited.

Dans le compte rendu qu’il a publié, le CIRDI ne dit pas que le recours en annulation a été rejeté, mais que l’affaire opposant ABCI Investments à l’Etat tunisien a été radiée, conformément à son règlement administratif et financier.

Martina Polasek secrétaire générale du Centre International pour le Règlement des Différends relatifs à l’Investissement – CIRDI

Jusmundi, le site web spécialisé dans la couverture des affaires d’arbitrage international, confirme lui aussi que la secrétaire générale du CIRDI, Martina Polasek, a radié l’affaire de la BFT sans que le Comité ad hoc prenne une décision sur le recours en annulation introduit par la société ABCI Investments Limited.

D’après l’article 16 du règlement administratif et financier du CIRDI, cet organisme faisant partie du groupe de la Banque mondiale peut radier une affaire qui lui a été soumise si la partie requérante ne paie pas sa part des frais d’arbitrage.

En réalité, ABCI Investments Limited n’a pas refusé de payer sa part des frais d’arbitrage. Pour éviter de tomber sous le coup de l’article 16, l’actionnaire majoritaire de la BFT a déposé la somme demandée sur un compte bancaire d’attente et a conditionné son déblocage au respect par la secrétaire générale des dispositions de la Convention CIRDI concernant la nomination d’arbitres publicistes et non privatistes au Comité ad hoc d’annulation.

Le Comité ad hoc en annulation aurait pu se réunir malgré le refus d’ABCI Investments Limited de verser sa part des frais d’arbitrage tant que le Cirdi n’en a pas modifié la composition. Il aurait suffi pour cela que l’Etat tunisien accepte –comme l’a fait l’actionnaire majoritaire de la BFT par le passé- de payer sa part et celle de ce dernier des frais d’arbitrage. Le chef du Contentieux de l’Etat n’a pas voulu nous expliquer pourquoi il ne l’a pas fait.

L’Etat tunisien a-t-il donc réellement remporté une nouvelle victoire dans le litige qui l’oppose à la société ABCI Investments Limited? Dans l’immédiat, oui en quelque sorte, au sens où l’Etat tunisien a évité l’examen du recours en annulation de la sentence arbitrale du 22 décembre 2023. Mais à plus long terme, c’est une autre paire de manches, car cette affaire est loin d’avoir connu son épilogue.

D’ailleurs, après avoir affirmé que « selon le processus des procédures devant le CIRDI, ce litige appartient désormais au passé », Ali Abbes se rebiffe et, en réponse à une question de la présentatrice du journal télévisé de la chaîne Wataniya 1, se dit « prudent » et déclare ne pas exclure que la partie adverse engage une nouvelle procédure.

Processus arbitral en 3 phases

L’Etat tunisien a-t-il réellement remporté une nouvelle bataille dans le processus arbitral qui l’oppose à la société ABCI Investments Limited, comme le laisse entendre le chef du Contentieux de l’Etat ? Sa version concernant les derniers développements dans l’affaire de la BFT appelle quelques remarques et précisions.

Pour la bonne compréhension de cette affaire, il faut d’abord rappeler qui fait quoi dans le processus arbitral devant le CIRDI et les trois phases du processus.

La première est du ressort du CIRDI en tant que tel. Lorsqu’une entreprise ou un Etat demande son arbitrage dans une affaire ayant trait à un investissement, le CIRDI, qui fait partie du groupe de la Banque mondiale, ne l’accepte pas d’office et immédiatement. Il prend le temps de l’étudier pour décider s’il est compétent ou pas pour s’en saisir.

Cette première phase peut durer des années. Dans l’affaire de la BFT, elle s’est étalée sur près de quatre ans, puisque ABCI Investements Limited a saisi le CIRDI en 2003 et celui-ci n’a accepté l’affaire qu’en 2007.

Par contre, le CIRDI ne se mêle pas directement de la deuxième et de la troisième phase d’une procédure arbitrale, puisqu’il en charge un tribunal arbitral qu’il créé en collaboration avec les deux parties du litige. Chaque tribunal arbitral est composé de trois arbitres, un président nommé par le CIRDI et deux autres, désigné chacun par l’une des deux parties.

Lors de la deuxième phase du processus arbitral, le tribunal a imputé la responsabilité du litige concernant la BFT à l’Etat tunisien parce qu’il l’avait confisqué en 1989 à son actionnaire majoritaire, ABCI Investments Limited. Il avait ainsi violé les dispositions de l’agrément qu’il avait accordé en 1981 à cette dernière, et par lequel il s’engageait à garantir la sécurité de l’investissement et le traitement juste et équitable à l’investisseur.

Après avoir désigné le responsable, le tribunal arbitral devait déterminer le montant des réparations. Il l’a fait le 22 décembre 2023 en condamnant l’Etat tunisien à payer à ABCI Investments Limited la modique somme de 1,1 million de dinars tunisiens. Alors que selon le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières la partie requérante avait réclamé 37 milliards de dollars (…).